La politique internationale depuis 1955
À l’heure où le continent européen traverse de tels bouleversements, tous les observateurs des faits internationaux sont à la recherche de points de repère, de sources d’information précises et abondantes et d’analyses sérieuses. Saluons donc à sa juste valeur l’arrivée de cet impressionnant ouvrage, étonnant d’érudition et d’une ampleur considérable qui, sans nul doute, fera date en France et dans le monde. Que l’on juge : près de 1 600 pages d’une écriture dense, parmi lesquelles 344 pages de notes bibliographiques, recensant des milliers d’ouvrages.
C’est surtout par son contenu qu’il convient de juger La politique internationale depuis 1955. D’abord, pourquoi ce point de départ qui pourrait paraître curieux ? L’auteur, diplomate, ancien élève de l’École nationale d’administration (ENA), et qui a été maître de conférences à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, s’en explique dans la préface. Son but était de décrire la montée progressive d’enjeux véritablement planétaires, de saisir ce phénomène de mondialisation dans lequel nous sommes véritablement entrés, en observant toutes les étapes de cette évolution à partir d’une politique essentiellement centrée sur l’Europe.
Avec les bouleversements du camp socialiste, le « Vieux Continent » est revenu, avec quelle force, à l’avant-scène internationale. Mais les problèmes de l’Europe de « l’Atlantique à l’Oural » ne constituent plus, comme au cours de la période 1850-1890, l’essentiel des problèmes internationaux ; et La politique internationale depuis 1955, c’est là l’un de ses nombreux intérêts, traite des différentes régions du monde (Europe, Proche-Orient. Afrique, Asie et Pacifique, Amérique latine, États-Unis, URSS) en tant que telles, tout en les reliant à la marche générale des événements internationaux.
L’auteur, en retraçant la politique internationale de cette trentaine d’années, adopte aussi une approche chronologique originale car son ouvrage se déploie sous une forme conique ascendante. Il saisit les événements en début de période et amplifie peu à peu les descriptions. Ainsi, après une brève introduction, le prologue de huit pages (l’entrée dans la politique mondiale) aborde brièvement l’essentiel des événements, de la mort de Staline (5 mars 1953) au tournant de la décennie. La première partie, de quarante et une pages, traite du passage d’une décennie à l’autre (1956-1962). Ces deux premières étapes couvrent la période de la guerre froide jusqu’à la crise de Cuba d’octobre 1962. Le phénomène de la mondialisation est perçu au travers de quatre événements clés. Tout d’abord, la révolution cubaine, première grave entorse à la doctrine Monroe, et naissance du premier affrontement Est-Ouest en dehors de l’Eurasie. L’émergence, ensuite, du Tiers-Monde, du non-alignement, et l’irruption des problèmes de décolonisation et de développement sur ta scène internationale : le symbole de Bandung (avril 1955) vient immédiatement à l’esprit. Le troisième phénomène est le rééquilibrage difficile du monde occidental avec la constitution d’une entité européenne qui va chercher à s’émanciper par rapport à son « tuteur » américain ; c’est le début des « malentendus transatlantiques ». Enfin, le camp socialiste subit ses premières mutations qui, de manière souterraine, vont cheminer jusqu’aux bouleversements actuels. La réconciliation Khrouchtchev-Tito en juin 1955 accorde ses lettres de noblesse aux voies nationales d’accès au socialisme ; le rapport secret du premier libère des forces de liberté, vite écrasées en Hongrie et en Pologne, mais qui ne mourront jamais.
L’ouvrage s’amplifie véritablement dans la deuxième partie (1963-1968), qui couvre 121 pages et retrace les dernières années – l’âge d’or – du « siècle américain ». L’équipée vietnamienne a marqué la fin de l’exceptionnalisme américain (Brzezinski). C’est au cours de cette période qu’est planté le décor international des deux décennies ultérieures : naissance du dialogue stratégique américano-soviétique (Traité de non-prolifération nucléaire, TNP, du 1er juillet 1968) ; de nouveaux équilibres s’ébauchent en Europe ; les États-Unis s’enlisent au Vietnam ; la flamme de la guerre des Six jours apporte une victoire éclatante pour Israël mais crée un contentieux non encore apuré à ce jour ; le printemps de Prague est étouffé ; le Tiers-Monde cède à l’illusion révolutionnaire et au mythe de la guérilla.
Les parties ultérieures sont encore plus fournies. La troisième (1963-1973) retrace l’ébauche d’un monde multipolaire et couvre 121 pages. Cette période préfigure quelque peu l’actuelle : naissance et développement de l’Ostpolitik ; la détente devint globale, mais elle ne dura guère (mai 1972-octobre 1973) ; la Communauté économique européenne (CEE) cherche à se consolider tout en procédant à son premier élargissement ; le mouvement palestinien fait irruption violemment au Proche-Orient ; le camp socialiste se durcit mais la Pologne déjà secoue l’édifice (Gdansk, décembre 1970) ; et que de développements en Afrique, Amérique latine, Asie (envol du Japon, naissance du Bangladesh, changements en Chine…) !
La quatrième partie décrit en 205 pages un système international en crise (1973-1977) à la suite du séisme de la guerre d’octobre, avec l’utilisation de « l’arme du pétrole », les revendications d’un nouvel ordre économique international, alors que le mot « détente » disparaît du vocabulaire. C’est le début de la montée en puissance de l’URSS, phénomène qui aura été bien éphémère. C’est la cinquième partie (1978-1984), période de la « nouvelle guerre froide », qui constitue le cœur de l’ouvrage (465 pages) : elle se situe effectivement entre l’ère de l’après-guerre et l’époque que nous vivons aujourd’hui. C’est la période de tests réussis par le camp occidental (bataille des euromissiles), de l’impasse persistante au Proche-Orient, de la chute du shah d’Iran et du long conflit Iran-Irak, de la naissance du point d’abcès de l’Amérique centrale à la suite du succès de la « révolution » au Nicaragua. Ce sont aussi les crises africaines, les guerres civiles au sein du camp communiste en Asie, la fin de la détente après l’intervention soviétique en Afghanistan.
La sixième partie, « vers une nouvelle détente » (1985-1988), retrace en 270 pages la période de l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir (11 mars 1985) jusqu’à la date symbolique du 8 août 1988 qui vit le même jour la proclamation du cessez-le-feu dans la guerre Iran-Irak et en Angola, ainsi que le règlement du problème namibien. L’ouvrage s’arrête juste à l’aube des bouleversements qu’a connus l’échiquier international au cours de l’année 1989. En un sens, c’est mieux ainsi, car il sauvegarde l’unité de la période étudiée. Cependant, Eugène Berg semble avoir bien perçu les promesses ou les interrogations de l’époque actuelle, il a décelé l’arrivée d’une nouvelle étape des relations internationales du fait de l’accession au pouvoir de Gorbatchev, tout cela annonçant peut-être « un certain dépérissement » de l’histoire, selon le mot d’Alexandre Kojeve (page 9).
La politique internationale depuis 1955 fourmille d’indications, de dates, de chiffres, de notes, de citations. C’est un irremplaçable instrument de travail et de référence. Certes son cadre chronologique a désormais éclaté, mais l’analyse précise et objective des faits demeure. À peine l’ouvrage terminé, l’histoire s’est brusquement accélérée ; l’auteur aura-t-il à nouveau le courage et le temps de la suivre ? Toujours est-il que son livre restera l’une des descriptions les plus utiles de cette période de l’après-guerre, à la fin de laquelle nous assistons aujourd’hui en direct. ♦