Les langues du Paradis
À l’heure où de toutes parts et après le spectaculaire effondrement de calamiteuses idéologies, l’accent est mis sur les origines judéo-chrétiennes de la civilisation européenne, le livre de M. Olender vient fort à propos faire le point sur un débat qui s’ouvre au début du XIXe siècle avec la découverte du sanscrit, la langue sacrée des Aryas. Grâce à une science qui va alors prendre un incroyable essor, la philologie, les Européens vont découvrir avec étonnement et ravissement que toutes les langues parlées en Europe (sauf le hongrois, le finnois et le basque) et dans une partie de l’Asie (Caucase, Perse, Inde) procèdent d’un tronc commun dit indifféremment indo-européen, indo-germanique ou aryen. Ces adjectifs se rapportent essentiellement à une communauté linguistique qui n’implique pas nécessairement une homogénéité raciale. Grande était et demeure pourtant la tentation d’attribuer à ses locuteurs – tellement forte est chez l’être humain la hantise de ses racines – une origine ethnique commune. Jusque-là, l’hébreu, langue sémitique comme l’arabe, était considéré comme le premier lexique de l’âme humaine (« Ursprache »). Saint Augustin incline à le croire, mais avec Leibniz (1646-1716) déjà la suprématie de l’hébreu en tant que « langue du paradis » est battue en brèche.
Le XIXe siècle va marquer l’apothéose des langues aryennes et de leurs mythiques ancêtres, les Indo-Européens. Tout ce que l’Europe compte comme grands esprits va se passionner pour la question : Sir William Jones et J.G. Frazer en Angleterre, Anquetil-Duperron, Burnouf, Cousin, Guizot, Quinet, Renan en France, Pictet et de Saussure en Suisse, Bopp, Grimm, Klaproth, Max Müller, Schlegel et Wagner en Allemagne. Une langue « miroir de l’esprit humain » étant censée refléter le caractère psychologique d’une nation, les savants européens vont tout naturellement s’efforcer de tracer le portrait psychologique de leurs tout premiers prédécesseurs.
Aryens et sémites forment le couple providentiel, les deux fleuves, les deux pôles d’où procède toute notre civilisation, mais il n’en résulte pas qu’ils soient mis sur un pied d’égalité. Renan professeur d’hébreu, « historien de la race élue » (Olender), reconnaît tout comme Gustave Le Bon que « la race sémitique a rendu au genre humain » un immense service, mais qu’en même temps celui-ci demeure « tout négatif » et assurément inférieur à ce qu’ont apporté au monde les Indo-Européens polythéistes, intelligents, dynamiques et auxquels appartient l’avenir. Ces assertions tranchées offusquent notre sensibilité, mais le XIXe siècle qui avait vu s’épanouir le positivisme et le scientisme fut colonisateur sans complexe et ne faisait pas dans la demi-teinte quand il s’agissait de la hiérarchie raciale. Sur ce point, le consensus est total et va de Jules Ferry à Kipling. Renan à la fin de sa vie, dans la préface à L’avenir de la science (1848-1849), estime qu’il ne s’est pas fait « une idée suffisamment claire de l’inégalité des races ».
L’enquête historiographique minutieuse à laquelle se livre M. Olender et qui a pour point de départ sa rencontre en 1975 avec Georges Dumézil, le maître incontesté des études indo-européennes, a pour principal mérite de mettre en lumière le rôle joué par les notions d’« aryen » et de « sémite » dans les sciences humaines naissantes, au siècle passé. ♦