In Memoriam - Admiral Bernard Louzeau
In Memoriam - Amiral Bernard Louzeau
Bernard Louzeau est né le 19 novembre 1929 à Talence (Gironde). Après des études secondaires à Sainte-Croix de Neuilly, suivies d’une préparation au concours de l’École navale au lycée Saint-Louis, il n’a pas encore dix-huit ans quand il entre à La Baille en 1947. Sa précocité le suivra tout au long de sa carrière.
© Jean-Marie Chourgnoz
Dès la fin de l’école d’application sur la Jeanne d’Arc, dont il est sorti major de promotion, il part pour l’Indochine, comme beaucoup de ses camarades, embarqué sur l’aviso Annamite en octobre 1950. Nommé enseigne de vaisseau le 1er janvier 1951, il prend en mai le commandement du LCM 49 (Landing Craft Mechanized) puis celui de la 258e section d’engins d’assaut et du groupe de LCM de Hué, dans la flottille amphibie d’Indochine-Sud. En septembre 1952, décoré de la croix de guerre TOE (théâtres d’opérations extérieures) avec trois citations, il quitte l’Indochine.
Rentré en Métropole, il choisit l’arme sous-marine et est affecté sur L’Africaine au mois de décembre. Promu lieutenant de vaisseau, breveté officier ASM (armes sous-marines) et ayant obtenu le certificat d’aptitude à la navigation sous-marine en 1954, il embarque en fin d’année sur le Narval en armement, premier sous-marin construit après la Seconde Guerre mondiale selon les solutions techniques expérimentées sur les « néo-vétustes » (surnom ironique donné aux quatre sous-marins, dont L’Africaine, récupérés et achevés après la guerre). À vingt-cinq ans, il en devient le premier officier en second, poste dans lequel il est conduit à étudier et préparer l’organisation et les consignes de mise en œuvre d’un sous-marin premier de série. Il est promu lieutenant de vaisseau en avril 1955.
Il est nommé au commandement du sous-marin ex-allemand U-766 Laubie en février 1958.
En 1960, à l’issue de ce commandement, il rejoint à Cherbourg l’École des applications militaires de l’énergie atomique (EAMEA) comme élève. Après avoir impressionné les ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) par la qualité de son projet de fin d’étude mené au centre de recherche de Saclay, breveté atomicien et diplômé ingénieur en génie atomique, il est choisi comme professeur de neutronique de l’EAMEA. Une discipline particulièrement ardue, où l’aisance dans les calculs statistique, probabiliste, différentiel et intégral est le quotidien de l’instructeur.
Commandant le Dauphin © Claude Caillart.
En juin 1962, il prend le commandement du sous-marin Dauphin. Promu capitaine de corvette en décembre 1962, admis à l’École supérieure de guerre navale, il quitte ce commandement en septembre 1963. C’est alors qu’il est éclairé sur son avenir : « Tout a commencé en décembre 1964. Alors stagiaire à l’École supérieure de guerre navale, je fus convoqué par l’amiral Bailleux, directeur du personnel militaire de la Marine. Il m’annonça que j’étais pressenti pour faire l’armement de notre premier SNLE qui n’avait pas encore de nom et ne s’appelait que le projet Q-252. Je devais rallier la rue Royale dès le mois de janvier avec pour tâche urgente de constituer le premier noyau d’équipage […] Il était plus que temps de s’y mettre, car à l’époque, la présentation aux essais du Q-252 était prévue pour le début de 1968 […] Dès mon arrivée rue Royale, je m’attaquai à la tâche la plus urgente : recruter un premier groupe d’officiers et d’officiers-mariniers et les former […] Une très grande liberté me fut laissée pour le choix des personnes et j’avais carte blanche pour consulter les fichiers de la direction du personnel […] ».
Il doit trouver des officiers et des officiers-mariniers chevronnés, alors qu’il ignore les compétences requises : « Je devais à la fois me former moi-même et concevoir le dispositif de formation des autres. » Formation au nucléaire, essentielle mais déjà organisée grâce à l’EAMEA et au prototype à terre de Cadarache, « auquel nous avons fait faire onze tours du monde virtuels avant de valider le réacteur embarqué », mais aussi des formations à concevoir ex nihilo (missiles balistiques, navigation inertielle, régénération de l’atmosphère, informatique généralisée…) ou simplement ignorées des sous-mariniers de l’époque : « Nous avons envoyé des électriciens et des mécaniciens sur les navires de surface pour qu’ils se forment au courant alternatif, aux turbines à vapeur, dont allaient être dotés les SNLE et qu’on ne trouvait pas sur les sous-marins diesels. » « À chaque poste de quart correspondait une qualification à donner au personnel […] Très tôt, le problème de l’organisation du bord me préoccupa. […] Je ralliai Cherbourg pour le lancement, le 29 mars 1967, en qualité de commandant désigné puis pris le commandement effectif le 26 avril 1968, jour de la prise d’armement pour essais ».
Désigné pour suivre les travaux de construction à trente-sept ans, commence dès avril 1967 pour ce jeune officier une longue aventure ; le mot n’est pas trop fort tant il y a d’inconnues à résoudre et d’obstacles à surmonter sous le regard attentif, impatient et exigeant des politiques. Au sein même de la Marine ce programme est loin de faire l’unanimité : « Pas au plus haut niveau, car la Marine croyait au nucléaire et m’a facilité le travail en me permettant d’accéder à tous les dossiers personnels afin de faciliter la sélection. Mais de nombreux officiers redoutaient que ces nouveaux sous-marins n’aspirent tous les crédits… » Ce « procès » malvenu des sous-marins vampires de la Marine perdurera durant des décennies…
Par ailleurs, les yeux des médias, pas toujours bienveillants tant s’en faut, se tournent souvent vers lui et, comme il l’avouera plus tard : « C’est là que j’ai appris l’art de tenir sa langue. »
Il lui faut cependant, à temps compté, résoudre avec le concours de tous les officiers et officiers-mariniers supérieurs qu’il a sélectionnés, non seulement les multiples problèmes techniques que posent les innombrables matériels nouveaux, mais aussi édicter leurs guides de mise en œuvre, régler la composition et le fonctionnement des services, imaginer les procédures d’emploi opérationnel d’un sous-marin stratégique… Tout juste promu capitaine de frégate, il prend le commandement du Redoutable le 1er avril 1968, au lendemain de son lancement. Ce jour-là, le bâtiment glissait sur sa ligne de tins sous le regard autoritaire du général de Gaulle et devant deux promotions de l’École navale figées au garde-à-vous : le message est clair ! Bernard Louzeau va relever le défi avec son apparente bonhomie, véritable cuirasse derrière laquelle sa volonté et son autorité s’activent résolument.
Il conduira dès lors les essais et l’armement jusqu’à la mise en service opérationnelle du premier SNLE. En sept années, il aura résolu les multiples inconnues d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins balistiques dans une stratégie de dissuasion : tout est nouveau, mais si la volonté politique est exceptionnelle, elle n’accorde aucun droit à l’erreur. Pour ce jeune marié (il a épousé, le 28 juin 1967, Marie-France Colin de Verdière, qui lui donnera trois enfants), il ne s’agit pas seulement, dans cet armement, de suivre les travaux et de faire les essais du bâtiment, mais il faut affiner le plan d’armement et préciser les qualifications requises pour chaque poste de quart, dans toutes les spécialités dont les principales n’existent pas encore dans la Marine, rédiger toutes les consignes de mise en œuvre du matériel, les réactions aux avaries… « Ce qui a marqué une date, c’est l’autonomie électrique du navire, en février 1969. J’ai rappelé à l’équipage qu’à compter de ce jour, il y aurait en permanence des marins à bord. » « Avec un recul de plus de quarante ans, je me rends compte aujourd’hui combien ces deux années 1965-1966 furent pour moi décisives pour mener à bien la tâche que m’avait confiée la Marine. De plus, on peut se féliciter que celle-ci ait eu la sagesse de laisser en place la première équipe malgré la longueur de l’armement. J’ai pu ainsi, ce qui est très rare, appliquer et voir fonctionner des idées que j’avais eues quelques années auparavant. »
En dépit de toutes les difficultés, en mai 1971, à la date prévue, le Redoutable débute ses essais à la mer et appareille pour sa première patrouille le 28 janvier 1972 avec ses 16 missiles stratégiques : « J’ai réuni l’équipage et je leur ai dit : maintenant, on ne joue plus. » Pari tenu. La dissuasion française comporte désormais une composante océanique. Le succès total de cet armement, augurant celui de la Force océanique stratégique, vaut dès lors au capitaine de frégate Louzeau une admiration générale et une renommée exceptionnelle qui dépassera largement le monde militaire.
Après ce commandement hors du commun, il est nommé à l’État-major de la Marine (bureau « Études à long terme »). Capitaine de vaisseau en janvier 1974, il est désigné pour l’État-major particulier des présidents de la République Pompidou puis Giscard d’Estaing. Il quitte l’Élysée en février 1976 pour prendre le commandement de la frégate lance-missiles Suffren, compagne habituelle des porte-avions dans leurs déploiements opérationnels. Riche d’une telle expérience, il est admis comme auditeur au Centre des hautes études militaire (CHEM) et à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), avant de rejoindre en juillet 1978 l’État-major des Armées comme chef de la division « Forces nucléaires ».
Promu contre-amiral le 1er mars 1979, et fort de sa large expérience opérationnelle, il prend les fonctions de sous-chef d’état-major « Opérations » à l’État-major de la Marine en août 1980. Deux ans plus tard, il est nommé au commandement de l’Escadre de la Méditerranée et promu vice-amiral le 1er janvier 1983. Ce nouveau commandement est marqué par les événements sanglants du Liban, qui voit la Marine assurer le soutien permanent des forces d’intervention françaises et évacuer vers la Tunisie les forces palestiniennes dans un environnement d’hostilité générale. Décidément, il n’est pas que l’homme de la dissuasion !
Le 1er juin 1984 il est élevé au rang et appellation de vice-amiral d’escadre et prend le même jour le commandement des Forces sous-marines et de la Force océanique stratégique (FOST), dont il avait été l’artisan majeur et qui comptait alors une vingtaine de sous-marins d’attaque diesel, ses deux premiers SNA et cinq SNLE dont quatre dans le cycle actif. En pleine guerre froide les missions de dissuasion à la mer connaissaient un rythme qui n’a jamais été égalé depuis, selon la formule « 4=3 », c’est-à-dire qu’en permanence trois d’entre eux sont en patrouille. Cette performance de taux d’activité de 75 % pesait bien entendu sur les équipages, mais n’était permise que grâce à la fiabilité remarquable des SNLE du type « Le Redoutable » et aux performances industrielles de l’île Longue, tous corps de métiers confondus. S’il devait en ressentir une grande satisfaction et une certaine fierté, l’amiral Louzeau n’en laissait rien paraître, répondant à des propos flatteurs par cette simple phrase : « Le sous-marinier fait, sans aucun doute, un métier dur, exigeant des sacrifices dans un monde où la compétence seule est à même d’écarter le danger mais il n’est en rien un héros : il ne fait que servir son pays. »
Il n’y reste qu’un an, car il devient major général des Armées en mars 1985, pour deux ans. Le poste demande du doigté, pour mobiliser les énergies en interarmées vers un but commun avec des choix budgétaires, toujours douloureux, sans laisser s’infiltrer la tentation de favoriser telle ou telle armée.
Élevé au rang et appellation d’Amiral, il prend les fonctions de Chef d’état-major de la Marine à compter du 30 janvier 1987, responsabilité qu’il assumera durant presque quatre années, et qu’il quittera alors que le mur de Berlin est détruit et que l’URSS s’effondre : quelle consécration pour l’acteur le plus emblématique de la dissuasion française ! Son mandat est marqué par les débuts de la construction des « Triomphant », la conception très innovante du Charles-de-Gaulle, les pistages des sous-marins soviétiques par nos SNA et la guerre Iran-Irak avec le déploiement du groupe de porte-avions.
Admis dans la 2e section des officiers généraux le 20 novembre 1990, il ne saurait rester inactif : membre titulaire de l’Académie de marine, à laquelle il témoigne une fidélité sans réserve, il est nommé conseiller-maître en service extraordinaire à la Cour des comptes par décret du 22 novembre 1990, fonction qu’il assure durant le temps statutaire de quatre ans. Avec la modestie qui le caractérise, il apporte à l’institution son regard, son jugement, mais aussi sa puissance de travail. Dans le même temps il assume, en outre, la présidence de L’Œuvre d’Orient, responsabilité qu’il ne quittera qu’en 2008. Sous sa présidence, L’Œuvre d’Orient fête ses 150 ans en invitant à Paris tous les primats et évêques des Églises catholiques orientales, dont la venue en France est considérée comme un événement d’importance par la République et ses représentants. À cette occasion, il est reçu ainsi que le directeur de L’Œuvre d’Orient et l’archevêque de Paris par le président Jacques Chirac.
L’Amiral Bernard Louzeau décède le 6 septembre 2019 à Cherbourg. La ministre des Armées, Florence Parly, a alors salué « la mémoire d’un grand marin, à la personnalité chaleureuse et charismatique ». Le Chef d’état-major de la Marine, l’Amiral Christophe Prazuck, déclarant de son côté : « Il a bâti la Marine d’aujourd’hui. Son intelligence pénétrante, sa vision stratégique, la qualité de son commandement ont marqué ceux qui l’ont servi. »
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Tout au long de cette carrière militaire exceptionnelle, extraordinairement riche dans des domaines aussi divers que la conduite des opérations, les techniques sous-marines et nucléaires, la réflexion stratégique, la gestion en temps réel de l’ensemble particulièrement complexe qu’est la Marine nationale, doublée d’une vision prospective à moyen et long termes, celui qui était affectueusement surnommé Babar dans la Marine a su s’imposer, dans tous ses postes, par sa compétence hors du commun, un calme à toute épreuve mais aussi une exigence sans faille, pesant autant sur lui-même que sur ses subordonnés.
Très exposé médiatiquement durant de nombreuses années, l’Amiral Louzeau se montrait extrêmement réservé sur sa vie privée et, d’une façon générale, peu bavard au sens mondain du terme et, de fait, assez secret. Il était périlleux devant lui de parler pour ne rien dire et, plus encore, de se faire valoir un tant soit peu : le regard pétillant et le sourire ironique mettaient fin, sans un mot, à de tels comportements. Bien éloigné d’un certain snobisme dont la Marine est parfois taxée, il n’en aimait pas le surnom de « La Royale » et a fait, dans une même vision de modernité, remplacer l’ancre traditionnelle dont elle ornait ses documents par une étrave moderne écartant les flots. Ainsi, alors qu’il eut semblé naturel de se confier à l’allure débonnaire de ce fumeur de Gitanes, son intelligence fulgurante s’exprimant en phrases courtes allant à l’essentiel a marqué des générations de sous-mariniers, totalement respectueux de son autorité naturelle comme de ses compétences exceptionnelles.
Cette exposition médiatique lui valut quelques descriptions, venant de journalistes irrespectueux mais somme toute impressionnés par sa personnalité : « Qui l’a rencontré une seule fois ne pouvait oublier ce personnage hors du commun. Petit bonhomme rondouillard, une allure à la Bernard Blier, une Gitane maïs accroché à la lèvre, il cachait une intelligence et une volonté hors du commun. » (sic L’Opinion) ou, description lapidaire « …un brachycéphale à cuisses rondes… » (sic Le Figaro). On peut penser qu’il en était beaucoup plus amusé que vexé !
Cet homme de devoir, plein d’un humour parfois corrosif, cultivait un jardin secret : excellent violoniste, il était un passionné des œuvres de Bach, ce qui n’est guère surprenant si l’on considère que ce génie est le maître indépassable de la rigueur des compositions musicales. Par ailleurs catholique pratiquant, il avait souffert de la mise au pilori par l’Église de la stratégie de dissuasion, avec son concept de menace de destruction massive. Il avait été choqué par certaines réactions : « On a même vu un officier se faire virer d’une église de Brest », le principe même de « frappe en second » terrifiante, destiné à interdire la guerre, paraissant totalement incompris. Il devra attendre qu’en 1983 la conférence épiscopale française sorte un texte intitulé « Gagner la paix », pour déclarer : « Ce fut un soulagement. Nous n’étions plus rejetés dans les ténèbres. »
On ne peut, pour conclure la biographie de cet homme et ce marin exceptionnel par un témoignage intime, que citer les propos de son fils Frédéric qui célébrait ses obsèques à Saint-Louis des Invalides. Parlant des derniers mois de son père, marqués par la maladie : « Il s’est vu progressivement dépouillé de ce qui le réjouissait tant : la pratique du violon d’abord, puis l’écoute de la musique, les promenades dans les forêts du Jura, l’engagement dans des activités associatives de toute sorte, la lecture de livres ou de journaux, lui qui était curieux de tant de choses, les rencontres chaleureuses et enfin, aussi, la joie de bien manger et de bien boire. » Cet homme, qui fut un modèle de détermination et de décision, désormais condamné à l’inaction, posait plusieurs fois par jour à ses proches cette question : « et maintenant, que dois-je faire ? ». ♦
Principales décorations de l’Amiral Bernard Louzeau :
Grand-croix de la Légion d’honneur ;
Grand-croix de l’Ordre national du Mérite ;
Commandeur du Mérite maritime ;
Croix de guerre TOE (3 citations) ;
Grand-croix de Saint-Grégoire-le-Grand (Vatican).