De nouveaux espaces de conflictualité remettent en cause notre référentiel stratégique et nous obligent à réfléchir face aux ingérences et rapports de force qui régissent désormais la scène internationale. La culture Marine peut ainsi aider à mieux appréhender ces nouvelles aires de confrontation et donc de mieux y répondre.
Préambule - Approche maritime des nouveaux espaces de conflictualité *
Preamble – A ‘Naval Approach’ to New Areas of Conflict
New areas of conflict are calling into question the fundamentals of our strategy and compelling us to think differently in the face of the many interferences and changes in balance of power that are now ruling the international scene. The culture of the Navy could help us to gain a better grasp of the impact of these new fields of confrontation and therefore to respond to them more effectively.
C’est toujours un exercice complexe que de prononcer un discours devant un tel cénacle de personnalités expertes du domaine maritime mais j’aime relever régulièrement ce défi malgré un emploi du temps qui, si je n’y prends garde, laisse peu de temps pour la réflexion. Je vous remercie donc de stimuler cette réflexion et de m’offrir votre tribune pour évoquer quelques sujets qui ne manquent pas de nourrir nos études de stratégie militaire dans ce XXIe siècle qui s’ouvre sur de nouveaux espaces de conflictualité. Je voudrais vous en proposer une approche maritime qui prouve, si besoin en était, que l’interarmées gagne de ses complémentarités qui font sa richesse intellectuelle et son efficacité opérationnelle.
Des événements récents nous invitent en effet à nous questionner sur ces nouveaux espaces de conflictualité qui ouvrent considérablement, à la fois en abscisse et en ordonnée, notre référentiel stratégique, l’arc de crise sahélo-saharien étendu au Proche et Moyen-Orient : je veux parler de l’approche du satellite de communications militaires sécurisées franco-italien Athena Fidus par le satellite russe Louch Olymp, de la tentative d’espionnage informatique de l’Organisation internationale pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et de la poldérisation d’îlots en mer de Chine méridionale. Tout cela est très concret.
Vides de droit contraignant ou de présence humaine, les grands espaces sont naturellement propices aux ingérences et aux rapports de force. Ces nouveaux espaces sont ceux dans lesquels notre crédibilité est aujourd’hui mise en jeu de manière flagrante. Et c’est notre vulnérabilité tant politique que technologique qui peut être exploitée et notre résilience éprouvée… Le caractère global des menaces qui s’y développent invite à les examiner sous le prisme de l’approche maritime, forte de sa longue expérience des confrontations dans les espaces ouverts et partagés.
J’ai donc choisi de m’exprimer autour de trois thématiques principales : la caractérisation des nouvelles conflictualités qui sont, à l’image de celles qui s’expriment dans les espaces maritimes ouverts, propices à la libération de l’expression des grandes puissances mais désormais aussi à celle d’acteurs moins identifiables ; l’approche des conflictualités sous le prisme de la culture Marine par le droit de la mer, par le retour d’expérience de milieu et par la capacité intégratrice de la Marine nationale ; enfin, sous l’angle de la grammaire stratégique maritime, la déclinaison de l’exercice de la « souveraineté de pavillon » en particulier qui propose une clé de lecture intéressante pour aborder les nouvelles conflictualités (souveraineté de droit, de présence, de conquête).
Espaces exo-atmosphérique, cyber et Indopacifique : des océans objets et vecteurs de conquête
Avant tout, les milieux cyber, spatial, et a fortiori indopacifique, partageant avec les espaces de haute mer l’absence de limite territoriale, sont le lieu privilégié de confrontation des grands prédateurs, car ils sont propices aux dynamiques d’affirmation de puissance, tant étatiques, qu’économiques ou mafieuses.
Ces trois espaces voient en particulier la compétition protéiforme entre États-Unis et Chine, qui met en mouvement et polarise les lignes de partage dans les relations internationales et qui génère par ailleurs des effets d’opportunité pour les puissances régionales et les grands compétiteurs stratégiques. En fait, la domination des grands espaces maritimes ne suffit plus pour rester une puissance globale, il faut désormais conquérir la supériorité dans les autres espaces, et mieux, parvenir à en maîtriser la combinaison des effets.
L’espace exo-atmosphérique en premier lieu, pour celui qui peut y accéder et y produire des effets, constitue le vecteur indispensable de préservation de l’autonomie stratégique. Aujourd’hui, les États-Unis en détiennent les principales clés, à commencer par la cartographie la plus étoffée des objets qui y flottent ou y gravitent. Comme pour la maîtrise des mers, il n’y a pas de domination sans flotte hauturière, ports et arsenaux : de la même manière, pas de Space Dominance sans capacités de haut de spectre. La structuration du Space Command aux États-Unis autour des bases de lancement et de l’industrie spatiale répond à cette ambition qui naît d’abord d’une forte volonté politique.
L’espace cyber a sans doute vu l’évolution la plus rapide, à la vitesse de la loi de Moore (1), et sans régulation véritable conformément à la loi de Gabor (2). Là encore, comme dans les espaces maritimes partagés, c’est la protection des flux qui constitue le premier enjeu. Le développement numérique accompagnant la mondialisation a multiplié les échanges dématérialisés et mis en avant les défis de sécurisation des flux de données. Les serveurs et data center hébergés hors des territoires des propriétaires de données, les smartphones devenus à la fois outils de liberté, d’asservissement et de renseignement, ne sont que quelques exemples pour illustrer la nécessité de prendre la mesure de la cybersécurité. À y regarder de près, l’espace cyber et l’espace sous-marin ne sont pas si étrangers : l’un comme l’autre offre les mêmes caractéristiques de dilution et d’impunité de l’action, et place ainsi l’expertise à un très haut niveau pour y opérer, y contrer les manœuvres de son adversaire, voire même l’identifier. Le cyber présente en effet une caractéristique supplémentaire par comparaison aux deux autres domaines, qui est celle de la difficulté éventuelle d’attribution des actes, voire celle de la signification politique d’une décision d’attribution… Autre dimension particulière à l’espace cyber : l’existence forte de menaces internes, similaires aux risques de sabotage qui ont existé dans les marines.
L’espace indopacifique enfin, n’est pas un espace de conflictualité nouveau en soi contrairement aux deux autres domaines qui étaient « vierges » jusque très récemment, mais il est redevenu un espace de conflictualité après une période de calme relatif depuis 1945. La nouveauté tient à la capacité de la Chine à générer autour d’elle, par la puissance globale de la Belt and Road Initiative (BRI), un continuum océanique entre deux espaces maritimes jusque-là peu intégrés, aux débouchés des flux commerciaux et des ressources des continents américain, eurasiatique et africain. La stratégie chinoise est connue. Elle a été déclinée au XIXe congrès du Parti communiste chinois (PCC). Et elle est appliquée ! Deux raisons à cela : la Chine y consacre des moyens financiers et suit une vision de long terme.
Autour de la ligne des neuf traits (3) – dix en incluant Taïwan – de la mobilisation de l’équivalent de sept plans Marshall pour la BRI, et de la sanctuarisation relativement récente de son espace côtier par des capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD), la Chine peut développer désormais l’outil le plus visible d’une puissance assumée : une marine de classe mondiale, qui grossit de l’équivalent de la Marine nationale tous les quatre ans. Cette ascension est doublée d’une stratégie ambivalente : prise de gage territorial via la poldérisation des îlots en mer de Chine méridionale, contestation du droit international, puis revendication au nom du même droit pour garantir la liberté des flux et le mouvement de sa flotte militaire. Même au plus fort de la doctrine Monroe au XIXe siècle, les États-Unis n’ont jamais revendiqué le golfe du Mexique comme une mer intérieure territorialisée… Mais les grands prédateurs doivent partager les espaces de conflictualité émergeants avec des nouveaux venus en nombre.
Dans le milieu spatial, les opérateurs privés se multiplient, opérant la démocratisation irréversible de ce qui n’était à la portée que des États il y a peu de temps. La miniaturisation des satellites, leur dualité, l’accès élargi à la technologie des lanceurs, augurent d’une nouvelle approche de l’accès à l’espace par prestation de services. Démultiplicateur de puissance pour nos opérations mais générant autant de dépendances, accessible progressivement à davantage de compétiteurs, c’est donc aussi un démultiplicateur de vulnérabilités si le volume d’effecteurs y croît de manière anarchique. Quel que soit le milieu, toutes les armées devront donc aussi apprendre à préserver leurs capacités en cas d’actions spatiales malveillantes, qui ne viendront pas nécessairement de grandes puissances.
Le milieu cyber voit également les capacités d’action et d’intrusion à la portée d’opérateurs non-étatiques. Les attaques peuvent provenir du territoire national, au sein même de nos emprises. Je ne parle pas d’avatar informatique ou de vers cachés dans nos serveurs, mais potentiellement de nos propres faiblesses à aborder une posture de cybersécurité en rapport avec la sensibilité de nos activités. Mettant en œuvre la dissuasion, la Marine a capitalisé une expérience précieuse en matière de protection « champ large » des installations. L’ambition ne doit pas être inférieure pour les enjeux de protection cyber, ce qui donne une idée de la marche qu’il est nécessaire de franchir.
La conflictualité dans l’Indopacifique ne peut se résumer, quant à elle, à l’affrontement géostratégique de la Chine et des États-Unis. La sécurité du commerce, les trafics, le terrorisme islamique, l’accès aux ressources et les enjeux environnementaux, constituent des points sur lesquels l’ensemble des pays riverains est partie prenante. La France en fait partie par ses territoires et son histoire. Elle y défend davantage de ressortissants nationaux qu’en Afrique et en tant que seconde ZEE du globe, elle y trouve ses débouchés économiques les plus prometteurs. Elle est écoutée parce qu’elle y opère en permanence ses forces navales. Elle est écoutée aussi parce qu’elle peut stimuler autour de ses capacités l’idée d’une alternative de coopération, aux côtés d’autres grands pondérateurs stratégiques de la région : l’Inde, l’Australie et le Japon. Elle est écoutée par sa capacité à parler à tout le monde, y compris aux pays plus modestes ; le Cema parle de postures différenciées (exemple : fermeté et alignement avec les États-Unis sur le contrôle du transbordement au large en Corée du Nord, et approche plus consensuelle en multinational en mer de Chine méridionale). Elle est écoutée aussi parce qu’elle exporte des matériels de haute valeur qui créent des interactions stratégiques.
La caractérisation des nouveaux espaces de conflictualité bouscule enfin la dialectique stratégique et potentiellement les grands équilibres de la programmation militaire. En premier lieu, ces espaces sont des milieux où il est possible de maintenir un niveau d’ingérence ou de confrontation sous le seuil de la violence armée : dans le milieu spatial, faute de pouvoir discriminer un acte volontaire d’un accident ; dans le milieu cyber, faute d’ennemi authentifié ou de parade proportionnée et circonscrite ; dans nos ZEE en Indopacifique, faute de capacité à intervenir à temps et dans la durée, au regard des distances et espaces à couvrir.
La stratégie des nouveaux acteurs qui consiste à agir sous les seuils, nous conduit à revoir notre aptitude à mesurer et prendre davantage de risques, et surtout de construire une image fiable et en temps réel de l’état de la menace. En effet, le décalage croissant entre la perception du niveau de la menace, de son origine d’une part et sa réalité d’autre part, introduit de vraies fragilités, largement plus sensibles en démocratie qu’au sein des régimes autoritaires. Souvenons-nous de la corvette sud-coréenne Cheonan dont on sût, après coup, qu’elle avait été coulée par un sous-marin nord-coréen en mars 2010 : en démocratie, la sensibilité publique aux menaces ne s’inscrit que dans le temps court de l’événementiel. Le besoin de protection des populations pétries de culture de précaution, la dictature de la transparence voire parfois de la défiance de l’action de l’État, poussent in fine à mettre en œuvre une logique de moyens plus que d’effets.
La coordination des multiples acteurs, civils et militaires, privés et publics, est donc indispensable face à l’interconnexion des enjeux et au besoin d’inscrire les décisions dans un temps long, du moins dépassionné. Cette coordination est d’autant plus délicate que certains acteurs privés (Amazon, Alphabet [Google], Microsoft, Apple) s’affirment désormais avec des capitalisations boursières comparables à des PIB de grands États, tout en disposant de bases de données personnelles et de capacités d’influence sur les comportements à l’échelle mondiale.
La question de l’avantage concurrentiel que peut donner l’action militaire hors des milieux spécifiques traditionnels se pose de plus en plus, et par effet corollaire celui des équilibres des grandes fonctions stratégiques et de la programmation militaire. Dans de nombreux domaines, le bouclier coûte beaucoup plus cher que le glaive. Nous retrouvons ici un débat qui a agité les milieux maritimes pendant des années, jusqu’à ce que le monde occidental opte pour l’avantage technologique. Avantage aujourd’hui remis en cause par le nivellement du niveau technologique et le sentiment que la masse, le nombre vont pouvoir l’emporter. Où arrêter la dépense ? Où commencer l’apprentissage de la résilience qui émerge comme une véritable fonction stratégique « chapeau » et intégratrice ?
La caractérisation de la conflictualité dans les milieux sans frontières des domaines spatial, cyber et indopacifique converge vers ce que les marins connaissent des grands espaces ouverts et partagés, dont l’homme est globalement absent : la tentation de vouloir agir en impunité dès qu’on le peut… ; sous le seuil de réaction de l’adversaire si l’on est identifié… ; et l’appropriation de ce qui n’est pas défendu ou revendiqué. La logique de protection des flux est au cœur de cette nouvelle conflictualité : flux d’informations, de ressources, de biens manufacturés, d’êtres humains. La combinaison de ces conflictualités marque le passage d’un monde compliqué mais prévisible, à un monde complexe et instable.
Il reste cependant une différence majeure lorsque nous comparons ces trois espaces : l’échelle de temps à prendre en compte. Temps long pour l’espace maritime Asie-Pacifique, temps court pour le domaine spatial et le cyberespace. Par ailleurs, la confrontation dans les domaines cyber et espace peut être un test de notre résilience, alors que la confrontation sur mer est avant tout un test de notre ambition réelle. Les milieux sont donc à la fois semblables et différents. Les enseignements de la stratégie maritime ne peuvent pas s’appliquer uniformément, mais sont une bonne base de la réflexion nécessaire pour les aborder.
La culture Marine peut aider à aborder les enjeux
Face à cette complexité, nous devons donc nous adapter en permanence. Notre culture de marin nous y aide. L’approche maritime des enjeux spatiaux par le droit de la mer est par exemple riche d’enseignements.
Dans l’espace exo-atmosphérique, peu de contraintes sont véritablement établies par la Convention de 1967, mise à part l’interdiction d’y déployer des armes de destruction massive. Il y a pourtant un besoin avéré de fixer a minima des règles de conduite ou une coutume commune, comme ce fut le cas avant que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de Montego Bay ne vienne, à partir de 1982, structurer les pratiques en mer. De nombreuses questions se posent en effet dans le développement anarchique des capacités d’action dans l’espace : comment discriminer les événements dans l’espace (accident ou acte malveillant) ? ; comment qualifier un acte hostile, quelles règles d’engagement adopter ? ; qui a la légitimité pour arbitrer les conflits ? ; faut-il des zones de sécurité autour d’actifs critiques ? ; comment réguler le trafic ?
Le droit de la mer pourrait inspirer un minimum de règles ou de comportements en attendant que les États acceptent une convention internationale plus restrictive. Citons quelques exemples : le statut des détroits internationaux pourrait inspirer un principe applicable aux points de Lagrange, véritables carrefours stratégiques dans l’espace (à équidistance des forces d’attraction entre les astres, et permettant de se projeter sur les orbites géostationnaires) ; l’obligation de battre pavillon permettrait de qualifier de pirates des activités non enregistrées ; l’obligation de diffuser ses données de navigation et son immatriculation (un équivalent à l’Automatic Identification System - AIS développé depuis une quinzaine d’années) permettrait une cartographie spatiale partagée (actuellement connue essentiellement par les États-Unis), en y associant des éventails d’emplois différenciés – du « tout le temps identifié sauf » au « jamais identifié sauf », à l’image des navires de guerre français ; plus globalement, à la confluence des enjeux de sécurité posés par les nouvelles conflictualités, le droit maritime de Montego Bay qui a permis la génération d’un droit sur la mer depuis la terre, pourrait donc nous inspirer pour fonder une politique juridique extérieure de conquête dans les espaces nouveaux, immatériels cette fois.
Le Retex des opérations navales longues et sans soutien extérieur est également utile pour aborder les défis de la cybersécurité. Le paradigme de l’action navale, se traduisant par « loin, longtemps et en équipage », élève en effet les niveaux du défi de la cybersécurité dans le milieu marin : l’isolement prive d’un appui « à temps » des expertises les plus rares, l’autonomie en équipage resserré implique un niveau élevé d’automatisation, le temps long exige rusticité, résistance et résilience des systèmes. Dans une Fremm par exemple, plus d’un millier de systèmes d’information doivent fonctionner ensemble. Certains sont isolés, d’autres sont ouverts ou interconnectés. La mission peut rapidement être remise en cause sur un organe qui n’est pas forcément dans le cœur du système d’armement : virus informatique sur une installation de production de froid ou de contrôle-conduite de la propulsion, avec ou sans déclenchement retardé.
La Marine a tiré divers enseignements liés à ses spécificités : la concentration industrielle dans le secteur du maintien en condition opérationnelle naval permet de mettre en place une véritable logique de partenariat public/privé autour de l’enjeu de cybersécurité, là où il y a obligation de ne laisser aucune faille de sécurité au moment de la rupture de milieu (des opérations de maintenance et de ravitaillement à quai aux opérations en mer) ; le processus d’homologation capacitaire qui est désormais passé d’une logique de validation séquentielle des systèmes d’information à une approche systémique, native, permettant un maintien en condition de sécurité optimal ; en opérations, la question de la gestion du « deuxième sillage » laissé par un bâtiment (pics de communications ou au contraire creux de communications visibles dans l’espace cyber), sur lequel on peut jouer aussi pour duper l’adversaire ; l’effet de concentration, sur l’espace restreint des navires de guerre projetés loin et longtemps, de l’ensemble des problématiques cyber oblige à adopter une approche intégrée des vulnérabilités, non limitée à la mission et fusionnant le besoin d’autonomie (aspirations de l’équipage à communiquer, sensibilité de la position des vecteurs, enjeux de sécurité de maintenance à bord et à distance, haute technologie numérique). Le fait que le chef d’état-major de la Marine ait décidé de remonter la responsabilité cyber au niveau du major général de la Marine illustre la prise en compte des enjeux cyber de manière globale et coordonnée au niveau de la Marine. De même le responsable cyber, placé auprès de sous-chef opérations de l’état-major des Armées, travaille en temps réel à son profit pour l’ensemble des opérations et me conseille au quotidien en « défense et résilience numérique ».
La capacité d’intégration de la Marine constitue également une force face aux nouvelles conflictualités. La capacité d’intégration civile et militaire est indispensable pour aborder les nouveaux espaces de conflictualité où les acteurs civils et militaires, étatiques ou non, interagissent. À ce titre, le préfet maritime constitue un acteur « hybride » face à l’hybridité portée par la combinaison de ces confrontations. L’expérience du dialogue civil-militaire, l’apprentissage des mêmes codes de langage et les opérations menées en lien direct avec l’échelon politique décisionnel gouvernemental, comptent beaucoup pour aborder des enjeux où la réponse militaire seule ne peut rien. Lorsque ces pratiques sont intégrées en amont, la gestion d’une crise nouvelle surprend moins les structures de décision. Le facteur temps est déterminant. Ainsi, le centre opérationnel de la fonction garde-côte implantée à Balard est rattaché directement au Secrétaire général de la mer et permet de fusionner les informations de multiples réseaux au profit d’une action de l’État en mer très réactive.
Face aux nouvelles conflictualités, l’alignement interministériel ne suffit pas, l’enjeu tient aussi à la génération de coopérations internationales. Là encore, ce sont les capacités de haut de spectre ou celles qui donnent un avantage concurrentiel qui inspirent la confiance de long terme. Le groupe d’action navale, le groupe amphibie, l’approche intégrée de la lutte anti-sous-marine, l’appartenance au club des Nations capables de l’action de dissuasion par la mer, constituent autant d’opportunités de valoriser les coopérations qui s’inspirent de plus en plus de l’approche transactionnelle américaine. Chacun doit y trouver une plus-value.
Dans le prolongement de ces capacités intégratrices, se construit en fait la fonction de résilience qui, à mon sens, devient une fonction stratégique majeure, voire la fonction stratégique « chapeau ». Les nouvelles conflictualités, lorsqu’elles sont coordonnées et orchestrées, comme nous l’observons déjà sur les théâtres d’opérations en Syrie ou en Afrique, nous renvoient à notre capacité à surmonter les paralysies. La capacité du marin à agir dans l’isolement nous y aidera. Nous ne pouvons plus nous sentir à l’abri grâce à une supériorité technologique. Nous entrons dans une logique où nous serons surpris quoi qu’il arrive ; c’est le défi de la résilience. C’est pourquoi la Marine vise à voir toujours plus large et plus loin (un drone par navire, technologie des drones sous-marins) ; à ne pas sacrifier le volume à la technologie (remontée du nombre de patrouilleurs dans les départements, régions et collectivités d’outre-mer) ; à être prête à faire face aux ruptures : brouillage GPS (canal de Syrie), rupture de faisceaux satellitaires (suivi des projets High Altitude Platform Station) ; à innover dans le maintien en condition opérationnelle (impression 3D à bord des navires).
Une réflexion renouvelée sur l’exercice de la souveraineté par absence de frontières ou par contestation de celles-ci
J’en arrive au troisième volet que je voulais aborder avant de conclure, en évoquant les nouvelles conflictualités par la clé de lecture de la souveraineté. L’absence de références frontalières élargit le champ des confrontations et brouille le principe de souveraineté, qui ne peut être résumé au vocable de souveraineté territoriale. Les marins déplacent en mer leur souveraineté avec leur pavillon. Cette idée d’une approche dynamique de la souveraineté me semble pertinente à explorer. Je crois utile de reprendre la grammaire stratégique maritime de l’exercice de la souveraineté, telle que nous la pratiquons ou contre laquelle nous nous opposons, en évoquant cette dynamique autour de trois déclinaisons : souveraineté de droit ; souveraineté de présence ; souveraineté de conquête. Il serait sans doute trop réducteur de les associer respectivement à la ligne des eaux territoriales à 12 nautiques, au périmètre de nos ZEE et à la haute mer, mais un parallélisme des formes reste pertinent.
S’agissant de la souveraineté de droit
Il s’agit en fait de défendre la ligne de nos intérêts vitaux dans tous les nouveaux espaces de conflictualité. Cette ligne est de facto beaucoup plus floue que celle des 12 nautiques, et il faut qu’elle le reste. Agir dans ou depuis les espaces exo-atmosphériques, cyber, ou dans le territoire de nos départements, régions et collectivités en Indopacifique où notre droit légitime dès que nos intérêts fondamentaux sont en jeu. Cette capacité d’action repose sur trois éléments clés : une capacité d’appréciation de situation autonome ; une permanence dans la capacité à produire des effets ; un narratif politique et une crédibilité militaire qui ne laissent aucun doute possible sur notre détermination.
Cette souveraineté de droit doit rendre plus complexe et risquée l’action de nos adversaires sous le seuil de violence. L’espace apparaît à ce titre comme le milieu où nous devons encore gagner en crédibilité ; les investissements dans la présente loi de programmation militaire et la suivante nous y aideront. Nous avons beaucoup progressé sur notre capacité cyber, en développant les doctrines de logistique industrielle et développement, ainsi que de logistique industrielle et organisation, en accordant des priorités ressources humaines qui restent le grand défi à relever, et en organisant l’intégration de ses effets à nos opérations.
La souveraineté de droit est à associer à celle de la dissuasion nucléaire et tout ce qu’elle irrigue dans le domaine conventionnel. Elle vise à la fois à la défense des Français et du territoire national, mais aussi celle des flux, physiques ou non qui fondent notre modèle de vie économique et culturel. La portée d’une attaque cyber sur nos réseaux bancaires, sur nos installations hospitalières ou de distribution d’eau, un déni de service sur les liaisons satellite, ou le sabotage d’un câble sous-marin justifient que nous ayons des capacités hybrides conventionnelles certes, mais suffisamment dissuasives, c’est-à-dire de nature à faire peser une menace proportionnée. Cette forme d’expression de la souveraineté est peu contestable.
S’agissant de la souveraineté de présence
En mer, défendre nos ZEE constitue un défi de plus en plus exigeant. Ce qui n’est pas défendu est rapidement contesté aujourd’hui. Lorsque le droit est flou ou interprétable, ou lorsque qu’il n’est tout simplement pas respecté, seule une preuve de présence apporte une réponse à une action portée sous le seuil de violence, et manifeste notre souveraineté. L’approche d’un satellite renifleur d’un satellite de communication français, la diffusion de fake news en République centrafricaine par les Russes pour y discréditer notre action ou les débordements des navires de pêche chinois dans nos ZEE, impliquent difficilement de mener des opérations de coercition de notre part. En revanche, il faut être en mesure d’établir un rapport de force, avec des marges de manœuvre, quelle que soit la situation posée par les nouvelles conflictualités.
En l’espèce, le lieu du rapport de force n’est pas forcément en rapport avec celui de l’ingérence. La souveraineté de présence consiste paradoxalement à produire une combinatoire des effets pour pallier la quasi-impossibilité d’être partout où nos intérêts sont menacés. Il s’agit ainsi de générer l’effet papillon en matière de défense. Nous revenons au besoin d’intégration des actions interarmées, interministérielles et internationales. J’ajoute qu’il faut aussi se rapprocher du temps réel pour agir efficacement. Dans l’exercice de la souveraineté de présence, le tempo est aussi important que le choix du terrain.
S’agissant enfin de la souveraineté de conquête
Nous entrons là dans la logique du fait accompli, de la prise de gage ou de l’intrusion. Les exemples se sont multipliés ces dernières années : annexion de la Crimée ; poldérisation des îlots en mer de Chine ; multiplication des objets mobiles sur les orbites où nous opérons nos satellites ; mais aussi extraterritorialité du droit américain. L’avenir nous invite à imaginer des formes de souveraineté conquérantes dans l’espace lorsque sont évoqués les projets de base lunaire. Dans le domaine cyber, le débat autour de la technologie de communication 5G augure également du questionnement de la souveraineté numérique des États. Il s’agit donc dans ces domaines d’orchestrer « la défense au large », dans des milieux ou l’absence de droit ou son caractère interprétable libèrent les espaces de conquête par une stratégie du risque assumé. La souveraineté de conquête est celle qui pourrait aboutir à vouloir s’assurer l’exclusivité des ressources de l’Arctique ou exploiter un jour les ressources de l’Antarctique … ou encore contester aussi notre légitimité sur les ZEE des îles Éparses.
Le rôle des régimes autoritaires dans cette approche de la souveraineté est déterminant. À défaut de pouvoir (ou de vouloir) se transformer eux-mêmes, ils cherchent à transformer leur environnement stratégique, soit en limitant l’expansion du droit international, soit en le figeant tant qu’il leur permet d’agir en zone grise. Nous sommes, à ce titre, porteur d’une alternative en Europe, et plus singulièrement en France, au regard de nos capacités de pondérateur stratégique, de notre rang dans les organisations internationales et de nos capacités militaires.
En conclusion
La confrontation aux conflictualités dans les espaces maritimes nous rend forts de nos expériences pour aborder les milieux sans frontières ou dont le droit est absent, interprétable ou violé par le rapport de force.
Notre Marine met en œuvre dans le temps long la composante la plus exigeante de la dissuasion, qui par son ombre portée conventionnelle continuera de nous tirer vers le haut dans tous les secteurs de la conflictualité, maritime, spatial ou cyber.
Nous savons mieux que personne que tout ce qui ne peut être défendu est contesté. L’approche par la législation, la norme, ainsi que le besoin de réguler et d’ordonner est nécessaire. Mais cela suppose que la communauté internationale l’accepte. Or, nous sommes à nouveau dans un monde de remise en cause systématique de l’ordre. C’est l’avènement d’une forme de brutalité portée par ceux-là mêmes qui devraient aider à réguler (États-Unis, Chine, Russie…) ou qui sont suffisamment riches pour s’affranchir de cet ordre.
Au-delà de l’approche maritime, c’est l’ensemble des contributions des armées qui permettra d’établir un front élargi d’actions adaptées à des problématiques régionales souvent très différenciées.
L’échelon de synthèse interarmées, pensé comme un produit plutôt qu’une somme, doit piloter la combinaison des effets dans tous les milieux terrestre, maritime, aérien, cyber, spatial, sans oublier celui des perceptions. Il doit intégrer les enjeux des soutiens qui contribueront encore plus largement à l’avenir au besoin de résilience, et s’interfacer avec l’ensemble des acteurs ministériels et interministériels mobilisés par l’extension des champs de conflictualité dans les espaces partagés.
C’est en ce sens que j’inscris les axes d’effort de l’état-major des armées. Véritable pivot au sein du ministère, je considère cet état-major comme « l’assemblier » de nos stratégies, portées par la voix du Cema. ♦
* Conférence prononcée le 5 juin 2019 à l’occasion d’une séance publique de l’Académie de marine.
(1) Doublement de la capacité de calcul tous les dix-huit mois.
(2) Tout ce qui est techniquement faisable sera construit tôt ou tard.
(3) Suit approximativement la ligne de l’isobathe des 200 mètres. Inclut entre autres les îles Patras, Paracels, le récif de Scarborough, les îles Spratleys, le banc Mac Clesfield et le récif James Shoal (immergés).