Cinq siècles d’opérations extérieures des armées françaises
Cinq siècles d’opérations extérieures des armées françaises
Voilà un ouvrage qui, rien que par son titre, devrait combler les attentes des lecteurs de la RDN, qui, de plus, connaissent bien la hauteur de vue, l’érudition et la liberté d’esprit et de ton dont l’auteur ne s’est jamais départi. Encore convient-il de bien lire le titre qui indique explicitement que le livre couvre cinq siècles, c’est-à-dire depuis les guerres d’Italie que les Valois, de Charles VIII à François Ier, entreprennent avant de s’engager dans la lutte multiséculaire opposant les maisons de France et d’Autriche, jusqu’aux opérations actuelles dans la bande sahélo-saharienne. Quel rapport peut bien exister entre ces opérations ? Elles correspondent toutes à des engagements militaires dont la raison d’être ne réside pas dans la préservation, la défense ou la consolidation du « pré carré » royal puis, depuis la Révolution et les coalitions européennes montées contre elle, dans la sanctuarisation et la défense du territoire (de la fortification permanente à la dissuasion nucléaire actuelle). Et bien, c’est ainsi que l’auteur définit les « opérations extérieures ». Mais même si ces opérations répondent bien à des critères de définition communs, l’auteur montre également combien elles sont liées entre elles, par-delà les siècles et les régimes, par une grande permanence, aussi bien dans la légèreté politique avec laquelle, parfois et même souvent, elles sont décidées, que par la bravoure, la rigueur et parfois l’héroïsme dont les exécutants militaires savent faire preuve.
De façon assez paradoxale, alors que cet inventaire, on ne peut plus large, pourrait donner lieu à un ouvrage savant retraçant pratiquement cinq siècles d’engagements militaires, la réflexion de l’auteur aboutit à un ouvrage de taille modeste et de maniement aisé, très synthétique, et ne tombant jamais dans le travers de l’histoire « bataille ». En revanche, si le lecteur, attiré ou mis en appétit par tel ou tel de ces engagements, souhaite parfaire ses connaissances ou aller plus dans le détail de telle ou telle opération, une bibliographie distillée tout au long de l’ouvrage, lui permettra de répondre à ses attentes.
S’agissant de l’Ancien Régime, au XVIIIe, une personnalité hors du commun domine la première partie du règne de Louis XV, le maréchal de Saxe, alors que les opérations de la guerre de Sept Ans qui vont suivre vont amener la disparition du premier empire colonial français. Donnant lieu à des engagements navals aussi bien que terrestres, se déroulant autant en Europe, face à la Prusse, qu’aux Indes ou au Canada face à l’Angleterre, ce conflit peut, à juste titre, être considéré à la fois comme la première guerre réellement mondiale (la France était alliée aux puissances européennes qu’étaient l’Autriche et la Russie) et la quintessence des opérations extérieures (la défense sans illusions de possessions coloniales face à la première puissance navale mondiale).
Pour ce qui concerne les guerres napoléoniennes, si celles répondant aux coalitions européennes n’entrent pas dans le sujet étudié par l’auteur, en revanche celles d’Espagne et la campagne de Russie, font l’objet de développements intéressants. S’agissant plus particulièrement de la campagne de 1812, prémices de la chute de l’Empire, l’auteur expose, par une démonstration aussi magistrale que limpide, comment elle aurait pu être évitée par le choix délibéré d’une posture stratégique défensive, voire abrégée par un repli aucunement infamant après Smolensk, pour des résultats sans commune mesure avec le désastre qui s’est ensuivi.
Pour la période post-impériale, jusqu’à l’instauration du Second Empire, la grande affaire a été la conquête de l’Algérie : après bien des tâtonnements, née d’une diversion dans une situation politique intérieure des plus préoccupante, la conquête par la France de la terre algérienne a eu lieu de façon empirique et sans principe directeur. C’est Bugeaud, qui en deviendra la cheville ouvrière après en avoir été un opposant farouche, qui en pose les principes : sa méthode consistait à faire la guerre autant aux populations qu’aux combattants, ce qui allait donner lieu à des exactions, les razzias, qui furent rapidement passées par pertes et profits.
Quant au Second Empire, il mit en œuvre deux sortes d’opérations extérieures, les unes visant à la reconstitution d’un Empire colonial, dont la plus emblématique et la plus durable a été conduite par Faidherbe au Sénégal, les autres, en Crimée, en Italie ou au Mexique, répondant à des motivations parfois aussi complexes que déroutantes et aboutissant à des résultats mitigés : l’intervention en Crimée a été marquée par des pertes très sensibles, celle d’Italie ayant été conclue avant d’être achevée et, quant au Mexique, ce fut un échec patent.
Quant à la IIIe République, elle a bénéficié concernant les colonies, donc d’opérations extérieures, d’un contexte politique international favorable : c’est Bismarck, grand ordonnateur du Congrès de Berlin, qui outre le règlement du litige russo-ottoman, s’est chargé du partage des zones d’influence en Afrique. Peu intéressé par les conquêtes coloniales, le vieux chancelier allemand en a fait bénéficier la France, ce qui pour lui représentait un double avantage : lui faire « oublier l’Alsace-Lorraine » (calcul faux) et la maintenir dans son isolement diplomatique en la mettant en concurrence avec l’Angleterre (calcul qui fut à deux doigts de réussir à Fachoda, mais qui, in fine, se retourna contre l’Allemagne lors des crises marocaines). Cette période fut propice au développement de l’Empire, dans la mesure où, au même moment, il allait se constituer en France un « parti colonial » issu des milieux opportunistes, autour des personnalités de Jules Ferry et Eugène Étienne, député d’Oran. Si la carrière politique du premier a été brisée par l’incident de Lang Son (déjà !) en 1885, mais Clemenceau a beaucoup aidé à sa chute, c’est le second qui a relevé l’étendard de ce « parti » et s’en est fait l’emblématique porte-parole.
Jouant sur la corde de la « mission civilisatrice » de la France, cette expansion coloniale a été très rapide, une vingtaine d’années, et a donné lieu à un rôle particulier dévolu à la force armée : c’en était fini des guerres interétatiques européennes, le rôle des armées étant double : d’une part, s’opposer par la force à tout mouvement de résistance, mais à « bas bruit » (Gouraud s’est emparé de l’armée de Samory, forte de plusieurs dizaines de milliers d’hommes avec une compagnie), mais également, protéger les populations ralliées tout en participant à la mise en valeur et au développement du pays : ce sera l’œuvre de l’armée coloniale, créée en 1900. Dans cet ensemble, deux cas particuliers retiennent l’attention : l’établissement du protectorat marocain et le « mandat » sur la Syrie.
Dans le premier cas, une personnalité domine, Lyautey, dans la mesure où il a réellement essayé de « jouer le jeu » du protectorat : la Nation protectrice prenant à sa charge les fonctions régaliennes de l’État marocain au nom du Sultan, sans s’immiscer dans l’administration directe du même pays, défaut qui avait été flagrant dans le cas tunisien. Tant que le pays n’était pas pacifié (la pacification durera de 1912 à 1934), le système pouvait tenir, encore que Lyautey lui-même s’est trouvé discuté à Paris, la crise rifaine servant de prétexte pour obtenir son rappel en 1925. Mais, une fois la pacification achevée, la question marocaine s’est posée. Mise en sourdine durant la Seconde Guerre mondiale, dès 1947, dans un discours demeuré fameux, le Sultan remettait en cause le Traité de Fès qui établissait le protectorat.
Quant à la Syrie, champ clos de la rivalité franco-britannique au Levant (les Accords Sykes-Picot n’ayant constitué qu’une base de discussion), l’action de la France y fut marquée par beaucoup de maladresses : formation du « Grand Liban » qui privait la Syrie d’une partie importante de sa façade maritime sur la Méditerranée, une politique turque dépassant les capacités des moyens sur place, ce qui aboutit au repli sans gloire de Cilicie, la rétrocession du sandjak d’Alexandrette à la même Turquie avant-guerre. Mais surtout, ce fut la politique choisie de diviser pour régner en s’appuyant sur la minorité alaouite et qui négligeait les élites syriennes existant de longue date et aliéna à la France la majeure partie de la population, opposition qui se manifesta lors des révoltes druzes et damascènes concomitantes de 1925-1926. C’est ainsi que la population marqua à nouveau son opposition à la France lors des menées britanniques pour nous chasser du Levant en 1945 (à ces deux occasions, 1925 et 1945, Paris n’hésita pas à donner l’ordre de bombarder Damas).
Ces affaires du Levant servent de transition entre la constitution de l’Empire et les guerres de décolonisation, principalement Indochine et Algérie.
Pour la première, suivant en cela l’historiographie, l’auteur insiste sur l’absence totale de vision stratégique au niveau politico-militaire (les buts de guerre que la France entendait suivre dans les États associés), le manque de crédibilité de la « solution Bao Daï » et l’impossible solution militaire, dès lors que la Chine communiste venait border la frontière tonkinoise dès 1949, ce qui le conduit, à juste titre, à nuancer l’impact réel dans la durée, au-delà d’un sursaut du moral de « l’année de Lattre ». Tout cela conduit inexorablement le gouvernement à « larguer » l’Indochine en 1954.
S’agissant de l’Algérie, l’auteur insiste sur la capacité de blocage dont disposait la minorité européenne à l’encontre de toute évolution (projet Blum-Violette ; statut de 1947), ce qui constituait une position suicidaire à moyen et même à court termes, compte tenu du seul rapport de force démographique. Cette capacité de blocage ayant disparu en 1958, du fait des institutions de la Ve République mises en place par le général de Gaulle, le sort de l’Algérie française était scellé. Les réactions de désespoir de certains militaires – très minoritaires quantitativement parlant – font l’objet de jugements sévères de la part de l’auteur, qui relativise également le poids et le degré de confiance que le commandement accordait aux supplétifs qu’il recrutait, parfois au-delà de tout réalisme, notamment après 1960. L’action militaire est exposée, en insistant sur le rôle des barrages aux frontières dans la sanctuarisation du territoire algérien, et le faible résultat apporté par ce qui était alors appelé « l’action psychologique ». Bref, l’auteur montre à quelles extrémités peut aboutir une armée (ou une partie de celle-ci) qui se fixe elle-même ses objectifs au lieu de se contenter de ceux que lui fixe le pouvoir politique. Par ailleurs, l’auteur ne manque pas de faire état de l’attitude d’impatience d’un règlement de la part de la métropole qui se manifestait autant dans les résultats des référendums successifs que dans l’attitude du contingent.
Et, in fine, tout un chapitre est consacré à ce qui est appelé de nos jours les « opérations extérieures », avec une surprise pour le lecteur : il y apprendra qu’ayant à conduire en 1958 une opération conjointe au Rio de Oro avec l’armée espagnole franquiste, la France opta pour un mutisme sur cette opération avec un « allié » sentant le soufre, qui ne fit l’objet d’aucune communication et sur laquelle les participants observèrent le silence le plus absolu, situation complètement irréaliste aujourd’hui, dans un contexte de transparence générale des champs de bataille.
Enfin, et il s’agit peut-être de la partie la plus intéressante de ce livre très riche et remarquablement documenté, l’auteur se livre à un « retour d’expérience » et ouvre des pistes très fines pour des perspectives d’avenir en se posant la question de la place des opérations extérieures dans le nouveau contexte stratégique.
Au bilan, un ouvrage qui a sa place dans toute bibliothèque de « l’honnête homme » du XXIe siècle qui cherche à comprendre, à la lumière du passé, comment se dessinent les enjeux stratégiques de demain. À ce titre, le public visé par cet ouvrage dépasse de loin le seul public militaire. ♦