Pourchassé par le KGB, la naissance d’un espion
Pourchassé par le KGB, la naissance d’un espion
Intellectuel aux compétences diverses, Sergueï Jirnov est un journaliste, politologue, économiste et spécialiste en relations internationales. Ce touche-à-tout possède une spécificité hors du commun : il est le premier et unique ancien espion soviétique à avoir attaqué en justice le Service de renseignements extérieurs (SVR) de la Fédération de Russie pour le refus de lui remettre le diplôme d’espion de l’Institut Andropov du Drapeau rouge du KGB. Poursuivi pour divulgation de secrets d’État dans ses articles, en particulier sur Internet, il a été contraint en 2001 de s’exiler en France où il a obtenu le statut de réfugié.
Avant d’entrer dans le monde du renseignement, Sergueï Jirnov a suivi pendant cinq ans (1978-1983) les études supérieures du MGUIMO, l’académie d’État des relations internationales de Moscou qui dépend du ministère des Affaires étrangères. Cette université prestigieuse est une sorte d’équivalent hybride de Sciences Po, HEC et l’ENA. Après ce cycle de formation générale, il rejoint l’école d’espionnage du KGB, l’institut Andropov. En 1991, l’agent secret reçoit pour mission d’infiltrer l’ENA, l’un des établissements les plus renommés qui forme et « formate » l’élite politique, administrative, diplomatique et économique de la France. Il devient ainsi le premier Russe, boursier du gouvernement français, à intégrer l’École nationale d’administration. Cette admission est due, en grande partie, à son activité dynamique au sein de l’association d’amitié « URSS-France » dont il est l’un des principaux animateurs. Après la liquidation officielle du KGB à la fin de 1991 et la création du SVR, il passe définitivement dans la vie civile pour travailler comme journaliste, enseignant, conférencier et « consultant international libéral » entre la Russie, la France et la Suisse. C’est au cours de ces nouvelles pérégrinations que l’ancien espion accorde des interviews très critiques sur le régime de Moscou, en particulier à Charlie Hebdo (« Tout va bien en Russie : il nous faut une catastrophe », 24 mars 1999). Menacé par les dirigeants de son pays d’origine en raison des nombreuses diatribes qu’il lance contre le régime, il demande et obtient l’asile politique en France.
Le livre de Sergueï Jirnov nous plonge dans les sombres coulisses de la fin de l’époque soviétique sous Léonid Brejnev. Dans son ouvrage qu’il présente comme un roman – alors qu’en réalité, il s’agit d’un essai – l’auteur met toute sa connaissance interne des rouages du système communiste en général, et du KGB en particulier, au service des lecteurs curieux de découvrir et de comprendre les faiblesses de l’Union soviétique, ainsi que les tréfonds du fonctionnement des services secrets. C’est dans cet aspect didactique que réside surtout l’intérêt de ce document. Il y a d’abord l’énorme machine administrative qui entrave la mise en œuvre de toute politique : « Pour bien réussir dans la carrière au KGB, les officiers devaient apprendre en priorité à administrer toute cette énorme masse de paperasserie. […]. D’ailleurs, la paperasserie routinière confidentielle pouvait même donner une belle opportunité de ne rien faire du tout ou de cacher l’inefficacité opérationnelle au KGB, où le secret d’État, les règles de la conspiration et la production de papiers inutiles mais confidentiels permettaient de dissimuler une véritable oisiveté du personnel opérationnel… ». Dans les fichiers et dossiers secrets sans fin, il cite avec un humour acerbe : « Les DOR (dossier opérationnel de renseignement et d’enquête), les DON (dossier de surveillance opérationnelle), les DOU (dossier de classement opérationnel), les LD (dossier personnel d’officier, d’agent ou d’indic), fichiers, paperasse, paperasse, paperasse… »
Le passage sur la paranoïa qui a toujours hanté les caciques de l’URSS (Union des républiques soviétiques schizophréniques) puis de la Russie est également éclairant : « Après dix ans de travail au secrétariat du comité central du PCUS (parti communiste de l’Union soviétique) et treize ans à la direction du KGB, Andropov contracta la maladie incurable de Staline : la paranoïa. Il devint un véritable malade mental, un maniaque, un paranoïaque obsédé par les conspirations, le secret et les manipulations des personnes, y compris les membres du Politburo et du secrétaire général Brejnev. D’ailleurs, la même chose arrive actuellement à Poutine et à la haute direction de la Russie d’aujourd’hui, qui ont complètement perdu le sens de la réalité. » En somme, Moscou a institutionnalisé la schizophrénie d’État.
Le récit saisissant sur les six morts d’Alexei Kossyguine constitue l’une des révélations fortes du livre. La première mort fut professionnelle. Le décès survint lorsque Brejnev, Podgorny et leurs camarades du Politburo du comité central du PCUS « étouffèrent » son œuvre principale, une tentative de réforme de l’économie planifiée soviétique vers celle du marché, plus libérale. La même réforme, appliquée quelques années plus tard en Chine par Deng Xiaoping fit de l’empire du Milieu la deuxième puissance économique mondiale ! La deuxième mort fut émotionnelle. Le 1er mai 1967, Kossyguine ne put se rendre au chevet de son épouse mourante « afin de ne pas générer des rumeurs concernant des désaccords et des frictions au sein du Politburo du comité central du PCUS qui auraient pu naître s’il était absent au rendez-vous traditionnel et obligatoire sur la place Rouge ». La troisième mort survint un jour de l’été 1976 dans une rivière : le kayak dans lequel le Premier ministre soviétique effectuait une promenade solitaire se retourna. L’imprudent, alors âgé de soixante-douze ans, fut sauvé in extremis puis réanimé par un membre de sa garde rapprochée accouru sur les lieux. Par la suite, Kossyguine, ayant perdu sa vigueur physique habituelle, tomba souvent malade.
Sa quatrième mort, politique, fut la conséquence de la précédente. Affaibli par une crise cardiaque en octobre 1980, Kossyguine fut contraint de présenter sa démission pour raisons de santé. Un dignitaire du régime lui tint alors ce propos : « Vous êtes trop souvent malade ! » À cette remarque, Kossyguine rétorqua : « Mais pourquoi le camarade Léonid (Brejnev) ne me le dit pas lui-même ? » La réponse fut la suivante : « Parce qu’il est souvent malade ! » On retrouve ici l’ironie mordante de l’auteur pour décrire la clique grabataire au pouvoir au Kremlin. La cinquième mort de Kossyguine fut son réel décès physique le 18 décembre 1980. Mais l’annonce de cette nouvelle « inopportune » menaçait de contrecarrer les plans des festivités qui devaient célébrer l’anniversaire de Brejnev le 19 décembre et « le jour du tchékiste » d’Andropov (60e anniversaire de son service d’espionnage extérieur) le 20 décembre. Ce n’est donc que le 21 décembre que la mort de Kossyguine, la sixième et la définitive, fut rendue publique.
Certains passages sur les zones d’ombre dans la biographie d’Andropov susciteront des débats et des questions de la part des historiens. La mort mystérieuse de son premier fils à trente-cinq ans, né d’un premier mariage et ensuite abandonné par son père, a constitué « la croix et même le péché mortel » de l’ancien président du KGB. Les fantômes du passé ont également obsédé Léonid Brejnev qui s’est employé à dissimuler les comptes rendus sur les frasques sexuelles et les aventures amoureuses de sa fille Galina. Les historiens seront également intéressés par des données très précises sur des épisodes controversés du régime. Parmi les faits marquants : la liste complète des agents qui ont trahi le KGB (des « illégaux », résidents, officiers généraux, colonels, techniciens, différents hauts fonctionnaires…), les raisons qui poussent les autorités à mettre les opposants dans des hôpitaux psychiatriques plutôt qu’en prison, un récit sur les échanges d’espions les plus célèbres et les débuts de carrière d’un certain Poutine « bon sportif mais très médiocre lycéen de Leningrad, ayant une maîtrise piteuse de la langue allemande, qui se présenta en 1968 spontanément à l’accueil du KGB territorial, et qui n’avait aucune chance de figurer dans cette liste d’élite du KGB. L’écolier trop zélé mais peu talentueux fut refoulé dans un premier temps, pour finir cependant sept ans plus tard dans le contre-espionnage local sans jamais devenir un vrai espion… ». À cela s’ajoute une analyse pertinente sur le Club de Rome. Cette organisation internationale qui se présente comme un groupe de réflexion réunit des représentants de l’élite politique, financière et scientifique du monde entier. Cette entité qui a comporté en son sein des académiciens russes constitue, de la sorte, un vivier de renseignements intéressant.
Le livre de Sergueï Jirnov a été publié par une maison d’éditions de création récente, Corpus Délicti. Son fondateur, Léo Karo, est un ancien agent du renseignement qui a travaillé pour le ministère de la Défense pendant vingt-cinq ans. Lorsqu’il a quitté l’institution militaire, il s’est lancé dans l’écriture de romans d’espionnage où la fiction côtoie la réalité. L’entreprise qu’il a fondée rassemble des auteurs qui s’attachent à « promouvoir la connaissance du monde du renseignement, de l’espionnage, du terrorisme et des différentes sphères du crime ». Une belle aventure en perspective. Projet à suivre. ♦