La relation entre le droit et les armées constitue une source de réflexion permanente avec des approches différentes en fonction des sensibilités. Il est donc important d’analyser comment fonctionne le rapport entre le juge et le soldat, en particulier lorsque l’action ressort de la guerre.
Les problématiques du droit et des armées : glaive, bouclier ou entrave ?
The Issues of the Law and the Forces: Sword, Shield or Fetters?
The relationship between the law and the armed forces is a source of permanent scrutiny, engendering different approaches depending on the sensitivities encountered. It is therefore important to analyse the relationship between the judge and the soldier—especially when the action is a function of war.
Les rapports entre la force et le droit constituent un questionnement extraordinairement stimulant, mais surtout lourd d’enjeux pour la vie de nos soldats, marins et aviateurs, la réussite de la mission, le lien entre les armées et la nation, mais aussi l’indépendance nationale et la défense de l’Europe.
Le soldat français n’est pas au-dessus des lois. Il l’a appris, il le sait parfaitement et il en est convaincu. Mieux que quiconque peut-être, le militaire sait où se situe la ligne entre l’interdit et le licite, en tant que citoyen d’abord, mais aussi, bien sûr, en tant que soldat.
Le métier de militaire est singulier à de nombreux égards : le soldat accepte consciemment le principe de servir dans des conditions qui, par nature, sont exceptionnelles – pays privés de structures étatiques, imbrication avec la population, déchaînement de violence – en mettant si nécessaire sa vie en jeu et, au quotidien, par l’acceptation libre et consciente de cette disponibilité en tout temps et en tout lieu que je m’efforce d’expliquer à la Commission européenne.
Cette singularité, sans équivalent dans aucune autre profession – même si d’autres métiers comportent une part réelle de risque – et qui repose sur une adhésion pleine et entière aux ordres reçus de l’autorité politique, impose à celle-ci des devoirs : il faut tout faire pour que le militaire puisse remplir sa mission en toute sérénité dans un environnement juridique de plus en plus contraignant. À ce titre, le développement de ce qu’Alexis de Tocqueville baptisait sous le nom d’« esprit juriste » fait l’objet d’une méfiance bien compréhensible. Judiciarisation et banalisation du traitement juridique des affaires militaires sont les deux grandes craintes qui m’ont été présentées par les chefs militaires à mon arrivée : je soupçonne qu’il en a été de même pour mes prédécesseurs. La mission de la Direction des affaires stratégiques (DAJ) est en effet au cœur de cette tension entre légalisme et spécificité militaire qui se décline de mille manières et touche à l’évolution de la place des armées dans nos sociétés occidentales, pluralistes et conflictuelles.
Je voudrais donc mentionner cinq thématiques susceptibles de structurer les débats :
• La première interrogera, sous la présidence de Bernard Pêcheur, l’actualité de ces deux phénomènes. Elle permettra de débattre de la conviction encore fortement ancrée selon laquelle les forces armées affrontent une judiciarisation croissante et un risque d’alignement irrésistible des droits des militaires sur ceux des civils, notamment sous la pression des juges, nationaux et européens, qui finirait par affecter leur capacité opérationnelle. Ce, malgré l’existence de protections spécifiques qui ont fait leurs preuves.
• La deuxième nous amènera, avec le concours de Claire Landais, SGDSN, à débattre des effets d’une seconde tendance très puissamment à l’œuvre ; je veux parler du goût de nos sociétés pour la transparence. Une transparence qui a conduit le législateur français à considérablement assouplir le droit régissant l’accès aux documents et informations détenus par les administrations et, au contraire, à durcir celui relatif au contrôle des activités de renseignement, comme le contrôle déontologique de l’exercice d’activités privées par d’anciens fonctionnaires et agents publics.
Ces questions sont encore au cœur de l’activité de la DAJ, qu’il s’agisse des avis sur des demandes de communication d’archives détenues par le Service historique de la défense (SHD), de l’évolution du droit applicable à la surveillance des communications internationales ou de la mise en balance des prérogatives de la justice et du contrôle démocratique de l’administration avec la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, laquelle exige que certaines informations et activités soient protégées par le secret de la défense nationale. Sujet d’actualité, s’il en est.
Mais la DAJ n’agit pas dans une logique purement défensive : la norme n’est pas seulement un mal extérieur dont il faut se prémunir, elle est aussi vecteur d’influence et peut se faire substitut à l’emploi de la force. Le droit est souvent considéré comme l’agent du statu quo, voire même de la préservation des intérêts acquis. Mais il est aussi devenu un registre d’action politique légitime, dont la présence est aujourd’hui plus manifeste, et peut être manié pour consolider et adapter la protection de la part propre, irréductible des forces armées.
Aujourd’hui, tout semble séparer les armées, rigoureusement subordonnées au pouvoir politique et souvent silencieuses dans le débat public, et la justice, devenue plus indépendante que jamais, la grande muette et une justice parfois bavarde… Mais leurs objectifs et leurs moyens s’entrecroisent de plus en plus, alors même que la passion du droit fait dépendre de leur légalité le soutien de l’opinion publique et des populations aux opérations.
• La question du rapport entre le droit et la force conduit nécessairement à faire un point sur les enjeux actuels du droit des conflits armés et notamment sur le parti que nos adversaires, qui font de la violation de toutes les règles du droit international humanitaire un étendard, sont en mesure de tirer de l’asymétrie juridique. Les armées doivent en outre compter avec l’application extraterritoriale de la convention européenne des droits de l’homme, qui ouvre de nouvelles perspectives dont les conséquences ne sont pas encore pleinement appréhendées, dans des conflits d’un type nouveau.
• Par ailleurs, le droit peut être directement utilisé comme outil de puissance. Substitut économe au recours à la force, il vise des objectifs stratégiques par la mise en œuvre de sanctions économiques. L’arme du droit peut également être actionnée par le recours à l’extraterritorialité normative.
Les États-Unis y ont désormais massivement recours, qu’il s’agisse de sanctionner des entreprises étrangères ayant commercé avec un État sous embargo ou des firmes accusées de corruption, ou encore de s’opposer à l’exportation de matériel militaire comportant des composants d’origine américaine. À la puissance par la sanction s’ajoute, en outre, une dimension de puissance par l’influence, cette extraterritorialité ayant eu pour effet d’inciter les États tiers à adopter, dans certains domaines, des législations largement inspirées du droit américain, mais aussi un risque de captation de données sensibles qui retient toute notre attention. Cette réflexion sera notamment abordée dans le cadre du débat sur « Le droit et les opérations : hard ou soft power ? ».
• Elle nous conduira aussi à réfléchir sur la régulation économique appliquée à l’industrie de défense. Disposer d’un droit propice au développement d’une base industrielle et technologique de défense européenne robuste constitue un enjeu majeur, porté sur la scène communautaire par différentes initiatives françaises ; d’un droit qui permette, à cet effet, la constitution d’acteurs disposant de la taille critique, qui encadre, de manière symétrique, une structuration de la demande et qui réserve à la concurrence la juste place permettant à la fois de constituer des groupes puissants tout en évitant les monopoles.
L’actualité illustre à l’envi une situation ancienne, au moins autant que la ligue de Délos : le droit peut être la prolongation de la guerre par d’autres moyens. La France et l’Europe ont des atouts pour développer une utilisation plus stratégique du droit, dans le respect de leurs valeurs. Nous devons à nos armées d’admettre que le droit puisse servir de véhicule à la défense de nos intérêts : le droit est un instrument valable et efficace, tant que l’on ne perd pas de vue ce à quoi sert la justice. Car la justice est bien sûr plus qu’une simple fonction. ♦