Notre société basée sur l’intelligence, les problèmes appelant des solutions et le recours à la technique est en crise, d’ordre spirituel. Nous sommes incapables de distinguer ce qui constitue les biens communs. Il est urgent de reprendre la maîtrise du temps et réfléchir à ce qui est réellement important, d’où le besoin du spirituel.
Nous vivons une crise spirituelle
We Are Living Through a Spiritual Crisis
Contemporary society is centred to a large extent on intelligence, problems that call for short-term solutions and recourse to technology. Yet for all that, today’s society is suffering a spiritual crisis: we are incapable of distinguishing that which is, or ought to be, common property. There is an urgent need to take control of our time and to reflect on what is truly important, hence the need for the spiritual element.
Il est temps de le formuler ainsi : nous vivons une crise spirituelle majeure. Nous autres, contemporains, n’aimons pas l’exprimer de cette manière, car nous préférons être « intelligents ». De fait, notre sagacité, notre puissance d’analyse identifient chaque jour avec ivresse des centaines de problèmes de toutes sortes que nous aimons à classer dans nos grilles de lectures économiques, politiques, sociétales. Cette manière de voir nous convient, car elle correspond à notre tropisme mental, voué à la parcellisation du monde, au découpage de mini-portions de réalité où notre intelligence peut dès lors quadriller à loisir le domaine considéré et y déployer ses solutions en « silo ». Elle a aussi pour intérêt de générer ses armadas d’experts aux compétences bien délimitées, de nous donner l’impression d’agir sur des « phénomènes » bien identifiés et de nous sentir utiles. Ce que nous occultons derrière ce grand jeu des « problèmes » et des « solutions », c’est la présence d’une immense face B, toujours la même : l’homme. Dans l’exacte mesure où nous nous sentons agir sur des objets « extérieurs », nous oublions que c’est nous-mêmes qui sommes à la source de nos problèmes.
Diagnostiquer une crise spirituelle face aux « hard facts » du monde, voilà qui paraîtra trop global, peu réaliste. Mais s’il nous faut distinguer, avec le spécialiste des organisations Ronald Heifetz, entre les problèmes techniques et les problèmes adaptatifs, il est évident que les enjeux actuels de notre monde exigent une immense adaptation : nulle autre que la nôtre. C’est l’homme, c’est nous qui devons changer. Derrière les scénarios experts de toutes les crises que nous identifions à longueur de think tanks et de baromètres, c’est nous, la manière même dont nous fonctionnons qui est en question : c’est cela, la crise spirituelle.
À vrai dire, cette crise n’est pas nouvelle au sens où elle se fonderait sur un élément nouveau ; elle est la poussée à l’extrême de la modernité elle-même, de la rupture que celle-ci a pensé instaurer vis-à-vis des mondes anciens. Opérons un bref retour. Là où les anciens, en effet, accordaient leur confiance à des vérités dites éternelles et surnaturelles (le cosmos pour les Grecs ou Dieu pour les médiévaux), les modernes, lassés d’un Dieu devenu illisible, instaurent le primat du pratique sur le méditatif. La rupture la plus nette a lieu avec Descartes, qui définit le projet moderne : la domination de la nature. Aux trompettes du « je pense donc je suis », l’individu devient le centre du système, non plus lesté de devoirs, mais désormais pourvu de droits et de pouvoirs. Ses deux attributs majeurs : la réflexivité et l’autonomie. Autrement dit, face à la question du « sens », celui que l’on cherche à sa vie ou au monde, et que les anciens aimaient saisir dans quelque chose qui les dépassait, l’homme moderne décide qu’il en sera désormais la source, et le garant.
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