Conclusions
Comme nos lecteurs l’auront constaté dans les pages qui précèdent, les exposés des personnalités qui avaient bien voulu animer notre débat, et les interventions de nos invités venus très nombreux y participer, ont largement couvert le sujet que nous leur avions proposé. Mais, ainsi qu’il arrive toujours dans ces réunions où le temps est limité, il reste quelques questions en suspens, que nous aurions souhaité approfondir. Ce sont elles que nous allons tenter d’évoquer en guise de conclusions.
Constatons d’abord que la première des questions posées, celle qui concernait les menaces concrètes et immédiates sur les approvisionnements de pétrole en provenance du Golfe, a été très complètement traitée. Nos invités sont revenus sur les facteurs de déstabilisation dus aux rivalités raciales, tribales, religieuses, nationales, qui existent traditionnellement dans cette région, et qui sont rendues probablement plus sensibles maintenant par la présence de nombreux allogènes émigrés dans les populations actives et dans les forces armées. L’intérêt s’est particulièrement porté sur l’Arabie Saoudite, pour conclure, nous a-t-il semblé, que, dans l’immédiat, ce pays ne constitue pas plus une « poudrière » qu’un « paradis ».
Nous avons traité aussi, complètement, des risques que pourraient faire peser sur les installations pétrolières des tentatives de sabotage, des raids de commandos ou des actions militaires ponctuelles. La conclusion paraît avoir été que, si les installations de pompage, les conduites et les terminaux sont effectivement vulnérables, ils peuvent être assez rapidement réparés à condition de disposer des techniciens et des équipements appropriés. De telles actions ne seraient donc pas déterminantes, pas plus que ne le serait le minage du détroit d’Ormuz, à moins qu’il ne soit effectué par une puissance navale de premier rang. C’est d’ailleurs cette dernière constatation qui a rendu significatif, par son effet dissuasif, l’envoi dans cette région, en décembre 1980, d’un groupe de chasseurs de mines français.
Notre deuxième question concernait l’emploi éventuel de la force militaire, ou tout au moins la possibilité de son emploi pour garantir le libre accès des pays occidentaux aux puits du Golfe. Cette question nous a amené tout naturellement à examiner la menace que l’URSS peut faire peser sur ces puits, et par suite à évoquer une fois encore le « projet » soviétique. Nous n’avons pas tranché, bien sûr, entre les tenants d’un grand dessein impérialiste et ceux qui préfèrent l’explication d’un opportunisme dialectique, toujours à l’affût des « occasions à profiter ». Mais nous avons remarqué que la situation actuelle dans la région, que ce soit en Iran et en Irak, au Yémen, mais aussi au Pakistan d’une part et au Liban ou en Turquie d’autre part, offrait bien des opportunités pour appliquer la deuxième stratégie, sans prendre de risques militaires sérieux.
Nous avons également remarqué que, pour appuyer cette stratégie, les Soviétiques jouissent d’un avantage considérable en ce qui concerne les forces aéroportées, en raison de la proximité de leurs bases. Mais l’occupation de l’Afghanistan n’a pas sensiblement amélioré leurs capacités de ce point de vue, alors qu’elle a prouvé les aléas d’une aventure militaire dans cette région.
De leur côté, les États-Unis possèdent dans la zone une supériorité indubitable en ce qui concerne les forces aéronavales, bien que leurs capacités soient limitées par l'éloignement de leurs bases. Même la nouvelle base de Diego Garcia, qui leur a été prêtée par la Grande-Bretagne et dont la construction n’est pas achevée, est encore à six jours de mer du Golfe. Cette constatation amène la diplomatie américaine à rechercher hâtivement la disposition de facilités navales plus proches, mais sans beaucoup de succès, semble-t-il, car les pays concernés répugnent à se compromettre. Elle conduit aussi les États-Unis à s’engager politiquement dans la région plus complètement que ne l’exigerait la seule défense du Golfe, ce qui, à terme, peut se révéler être un engrenage dangereux.
En tout cas, il apparaît que les capacités d’intervention de la fameuse « force à déploiement rapide » sont encore limitées dans l’immédiat : une brigade et son soutien aérien à l’échéance d’une semaine. Ce n’est pas significatif au plan militaire, mais ce n’est pas négligeable au plan psychologique, non plus que d’un point de vue dissuasif, si l’on estime que cette faiblesse ne pourrait qu’entraîner une rapide escalade au niveau nucléaire tactique, avec les enchaînements au niveau stratégique qui risqueraient d’en résulter.
On peut noter aussi que l’emploi de la force militaire paraît plus dangereux pour les Occidentaux que pour les Soviétiques, dans la mesure où les premiers ont un besoin vital que les puits continuent à les approvisionner en pétrole, alors que les seconds s’en désintéressent, pour le moment en tout cas. La présence militaire des Occidentaux, et en particulier des États-Unis, n’en apparaît pas moins souhaitable d’abord, nous l’avons noté, pour dissuader de toute aventure en soulignant le risque d’escalade, et pour rassurer les riverains. Cette présence doit alors se manifester « au-delà de l’horizon », suivant la formule heureuse d’un de nos orateurs, c’est-à-dire rester discrète, tant qu’il n’y aura pas eu appel à la rescousse d’un de ces riverains. L’attitude de l’Arabie Saoudite à l’égard des États-Unis ne se comprend que dans cette perspective. C’est elle aussi qui explique le rôle joué par la mise à la disposition du gouvernement de Ryad de ces avions américains AWACS équipés uniquement de radars et d’installations de transmissions, qui témoignent ainsi sans menacer.
Ces avions ne menacent en tout cas ni l’URSS ni les autres riverains du Golfe. Dans des mains autres qu’américaines, ce dont il est actuellement question, ils pourraient par contre menacer Israël en facilitant la conduite de raids aériens contre le territoire de ce pays. Cette constatation donne l’occasion de remarquer l’imbrication des problèmes qui se posent dans le Golfe avec ceux du conflit arabo-israélien qui a été évoquée, ajuste titre, par plusieurs de nos invités. Là encore, l’attitude de l’Arabie Saoudite est caractéristique, puisqu’elle ne cesse de balancer entre sa répugnance vis-à-vis du communisme et sa hantise du sionisme. Un engagement plus ferme de Ryad et des riverains du Golfe qu’elle entraîne dans sa mouvance en direction des États-Unis, ne semble pouvoir passer que par un certain désengagement de Washington à l’égard d’Israël. La sécurité du Golfe paraît ainsi dépendre du règlement problématique de l’affaire palestinienne.
Nous en venons maintenant à la troisième des questions posées dans notre présentation. Elle n’a été évoquée qu’au cours du débat, faute de temps. Est-il possible d’envisager que les puissances européennes concertent leur action avec les États-Unis pour répondre aux menaces qui pèsent sur les puits du Golfe ? Les Américains, en effet, le demandent instamment, en faisant remarquer que la liberté de s’approvisionner à ces puits est vitale, au sens propre du terme, pour l’Europe occidentale, alors que ce n’est pas le cas en ce qui les concerne, ce qui est indubitable.
Aussi a-t-on, suivant les commentateurs, envisagé trois solutions : l’extension de la compétence géographique de l’Alliance atlantique ; la constitution d’une alliance régionale, de fait sinon de droit, qui se manifesterait par une participation à la force à déploiement rapide : enfin une répartition des tâches dans laquelle les États-Unis prendraient à leur compte la sécurité dans l’Océan Indien, tandis que les Européens assureraient la relève des forces américaines affectées à la défense de leur continent et prélevées pour la défense du Golfe. Il semble bien que la première de ces solutions, qui n’était guère réaliste, soit maintenant écartée, comme paraît le prouver la décision récente que la force à déploiement rapide ne dépendrait pas en définitive du commandement américain en Europe, ainsi que cela avait été envisagé. Quant à la troisième solution, celle de la répartition des tâches, elle soulève indirectement la question, dangereuse entre toutes, de la pérennité du stationnement des forces américaines en Europe. Elle relance la distinction très kissingérienne entre les responsabilités mondiales des États-Unis et les responsabilités purement régionales pour les nations européennes, qui est difficilement admissible par la France.
Reste alors la solution d’une alliance locale qui pourrait avoir un caractère empirique, comme l’ont proposé récemment, sous leur responsabilité personnelle, les quatre directeurs des instituts de relations internationales des États-Unis, France, Grande-Bretagne et République Fédérale d’Allemagne. Un « groupe de surveillance », composé de représentants des quatre pays en question et du Japon, serait chargé d’évaluer en permanence la situation dans le Golfe et de préparer ainsi l’éventuelle gestion d’une crise. Cette proposition, à notre connaissance, n’a pas fait l’objet de commentaires émanant de véritables responsables, mais l’empirisme, par définition, n’a pas besoin d’être institutionnalisée pour être appliqué. Il est possible cependant de noter, à propos du Japon, que celui-ci n’a pas manifesté beaucoup d’enthousiasme à accroître son effort militaire pour la défense de ses îles, ce qui aurait permis aux États-Unis de consacrer des moyens supplémentaires à la sécurité dans l’océan Indien. La crise toute récente provoquée par les déclarations du Premier ministre japonais, M. Susuki, en est le témoignage.
Mais on peut envisager une autre manière que celle consistant à équilibrer le rapport des forces, pour aborder le problème de la sécurité des puits du Golfe. Elle faisait l’objet de notre quatrième question : les puissances occidentales doivent-elles accepter de causer avec l’URSS à propos du Golfe, afin de mettre sur pied un système conjoint de garanties au libre accès de son pétrole, comme celle-ci l’a proposé ? Ce système peut-il être une neutralisation de la région comme certains de ses riverains l’ont demandé, peut-être du bout des lèvres ? C’est le cas en particulier de ceux qui viennent de constituer, autour de l’Arabie Saoudite, le nouveau « Conseil de coopération du Golfe ».
Toutes ces questions sont restées sans réponse par suite du manque de temps. On peut craindre à ce sujet que la liaison introduite par les riverains du Golfe entre l’évolution du conflit israélo-arabe et leur attitude à l’égard des préoccupations occidentales n’introduise indirectement l’Union Soviétique dans le débat. L’activité actuelle de la diplomatie soviétique en direction de la Syrie et du Liban, du Koweït et de la Jordanie semble significative à cet égard.
Dans la même perspective, il aurait été intéressant que nos invités nous fassent part de leur opinion au sujet du rôle joué par la fourniture d’armements aux riverains du Golfe. Ces fournitures contribuent-elles à renforcer la stabilité de cette région, ou au contraire sont-elles des facteurs indirects d’instabilité ? On peut, certes, en discuter, et la réponse dépend du fournisseur. Il est indubitable, en tout cas, que les pays concernés sont demandeurs et que, dans ces conditions, si tel refuse d’être fournisseur ce sera un autre qui prendra la place. Dans cette compétition, la France, dont le comportement est essentiellement pacifique, ne peut être considérée par personne comme un fauteur de guerre.
Nous sommes ainsi amenés à évoquer l’ultime question que nous aurions souhaité voir approfondir lors de notre réunion-débat, celle du rôle de notre pays dans cette région du monde. Il est évident que la France est vitalement concernée par le libre accès aux puits du Golfe, comme nous l’avons souligné dans la présentation. À l’heure présente, 50 % de nos approvisionnements en pétrole ne viennent-ils pas de la seule Arabie Saoudite ? Que notre pays puisse jouer dans la région un rôle privilégié est une autre constatation ; il est riverain de l’océan Indien avec La Réunion, dont l’attachement sincère à la métropole est reconnu par tous ; il bénéficie dans les îles du sud d’un atout important, celui de la langue française restée commune à tout cet ensemble ; il est encore présent militairement à Djibouti, à la satisfaction de tous les intéressés qui n’y accepteraient personne d’autre ; enfin, sa politique extérieure et sa politique militaire sont clairement indépendantes.
Au moment où les nations qui détiennent les puits du Golfe sont soucieuses de prendre leurs distances à l’égard des deux supergrands, la France peut donc apparaître, en tant que puissance moyenne, comme un partenaire capable de les aider sans les compromettre. Cela ne peut être le cas de certains pays européens, pour des raisons diverses qui seraient trop longues à développer, et cela ne pourrait pas non plus être le cas pour l’Europe en tant que telle, puisque, si elle existait, elle deviendrait à son tour une superpuissance.
La possibilité de jouer ce rôle est donc un atout important pour notre pays. Ce rôle modeste pourrait être en définitive plus profitable à l’Occident que de grandes manœuvres diplomatiques ou militaires.
Il n’en demeure cependant pas moins que les États-Unis restent l’ultime recours des riverains et des usagers du Golfe contre une éventuelle intervention soviétique. Une telle intervention ne pourrait pas, alors, rester limitée et constituerait probablement le prélude de la troisième guerre mondiale.
C’est la prise de conscience de cette situation qui fait du Golfe une zone d’intérêt vital pour les États-Unis. Ils y jouent en fait leur statut de superpuissance. ♦