Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des océans
Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des océans
Avec ce nouvel ouvrage, l’ancien rédacteur en chef de la revue Défense (IHEDN) pose un constat et dresse une ambition. Un constat : « L’une des leçons essentielles de son histoire tourmentée n’en reste pas moins récurrente, invariante et décisive : la France reconquiert toujours sa souveraineté et son indépendance nationale par la mer. » Et une ambition : « poser les principales données de l’équation maritime française en essayant de répondre au si bel appel de Michelet […], non pas par la réaffirmation de quelques valeurs d’une morale abstraite, mais bien par une politique volontaire et ambitieuse, par la “Politique” au sens premier ! ».
Fruit de plusieurs années de recherches et d’une soixantaine d’entretiens avec les acteurs du monde maritime, cet essai préfacé par Jean-Pierre Chevènement a le mérite d’établir un panorama très complet des dynamiques à l’œuvre dans la sphère maritime mondiale, en montrant à chaque fois les risques et les opportunités pour notre pays. À travers des chapitres thématiques, Richard Labévière emmène le lecteur de Djibouti à la mer de Chine méridionale en passant par le canal du Mozambique et le golfe Persique, mettant en lumière les tectoniques désormais bien caractérisées « d’arsenalisation des mers » et de « guerre de ports » sur fond de maritimisation généralisée des flux mondiaux. L’auteur consacre en particulier une grande partie de sa fresque à l’analyse du comportement d’une Chine qui s’adonne sans retenue au développement du sea power au profit d’un projet national de temps long, et qui par son action décomplexée se pose de facto comme la principale menace aux intérêts d’une puissance maritime comme la France (chapitre « Quel est l’ennemi ? »), loin devant les groupes terroristes ou le changement climatique. Les constats géopolitiques posés par Richard Labévière sont complétés par une analyse fine de la gouvernance française dans le domaine maritime, que l’auteur qualifie de « rhizomatique », à la fois pertinente lorsqu’il s’agit de coordonner l’action de l’État en mer et totalement impuissante lorsqu’il s’agit de définir et de mettre en œuvre une véritable politique maritime.
Au fil de ces développements, on apprécie d’ailleurs l’approche franche et directe de l’auteur lorsqu’il traite de certains freins récurrents à l’ambition maritime française, au-delà du seul penchant continental de notre nation. Ainsi en est-il de la tendance naturelle de nos élites à refouler toute notion de puissance au profit de la préservation de l’environnement, cette dernière thématique prenant systématiquement le pas sur les autres enjeux maritimes pourtant bien plus déterminants. Ou encore de la fuite en avant des européistes, qui s’interdisent par principe de penser une politique nationale. Ou encore du manque de réalisme dans la désignation des adversaires potentiels de la France dans l’univers maritime – l’auteur considérant de manière appuyée que la menace chinoise est, selon lui, très sous-évaluée.
Voilà donc pour le constat, complet et pertinent. Et pour l’ambition ? Sur ce point, le sentiment du lecteur sera sans doute plus mitigé, pour deux raisons.
Premièrement, car la fameuse « opportunité historique », dont Richard Labévière se fait le héraut, manque de consistance, dans la mesure où le raisonnement qui la sous-tend repose sur une vision à la fois trop patrimoniale et trop statique des atouts maritimes de la France. La zone économique exclusive (ZEE) française n’est en effet pas en elle-même un espace ou un vecteur de reconquête. Tout comme la Marine nationale n’est pas qu’une « flotte en vie », vitrine de capacités dans les domaines de la dissuasion et de l’action. Or, le propos peine parfois à dépasser ces deux aspects considérés par l’auteur comme fondateurs de la puissance maritime française. Ce qui manque à l’ouvrage, nous semble-t-il, est ainsi une vraie lecture mahanienne du sea power à la française, c’est-à-dire une approche dynamique qui place l’activité économique au premier plan. Comme le rappelle en effet James Holmes dans son récent guide de stratégie maritime (1), l’appareil sécuritaire vaut principalement dans la mesure où il permet au « cercle vertueux » du commerce – production, distribution maritime, consommation – de tourner. Et c’est d’ailleurs cette stratégie que la Chine met parfaitement en œuvre avec le concept « le civil d’abord, le militaire ensuite », ce qui n’échappe pas à l’auteur. Alors pourquoi ne pas adopter plus résolument cette grille de lecture pour la France ? Certes, Richard Labévière identifie la volonté politique comme essentielle à toute ambition maritime, mais il donne une importance excessive aux 11 millions de kilomètres carrés de ZEE et aux capacités de la Marine nationale, allant parfois même jusqu’à donner la primauté à la stratégie navale sur la stratégie maritime, cette dernière étant pourtant conceptuellement première. Or, le moteur premier – mais pas unique – de toute ambition maritime est bien le commerce, qu’il s’agisse d’échanger des biens, de fournir de l’énergie ou de nourrir la planète. C’est donc avant tout à travers ce prisme que la France doit définir sa politique maritime, de laquelle découlera une stratégie maritime puis navale. Deuxièmement, car quelques incohérences émaillent parfois le propos de l’auteur. En témoigne la cohabitation d’une vive critique des dérives de « l’anthropocène militaro-industriel », d’un côté, avec le soutien affiché à une augmentation des capacités de la Marine nationale, de l’autre. En témoigne également une alternance entre critiques des impasses supranationales européennes, d’une part, et un appel en faveur d’une gouvernance mondiale des mers, d’autre part. On pourra enfin relever, dans les propos introductifs, l’exagération du rôle des forces navales françaises libres (FNFL), certes glorieux, mais jamais décisif.
Le rédacteur en chef du site Proche&Moyen-Orient signe donc un ouvrage percutant et ambitieux, qui propose une lecture pertinente et documentée de la conflictualité sur les mers et dans les franges littorales mondiales, ainsi qu’un bel état des lieux des atouts et des handicaps maritimes nationaux. Reste pourtant qu’en dehors de la proposition de la création d’un « conseiller-mer » placé auprès du gouvernement, il manque l’amorce concrète de la reconquête que l’auteur appelle de ces vœux. ♦
(1) James R. Holmes : A brief guide to Maritime Strategy ; USNI Press, Annapolis, 2019 ; 183 pages.