Simone Weil – Lutter avec la force
Simone Weil – Lutter avec la force
« Dulce bellum inexpertis », un des plus célèbres Adages d’Érasme, pourrait signifier que la guerre paraît douce à ceux qui ne la connaissent pas, et plus exactement à ceux qui n’en ont pas fait l’expérience. Il sous-entend notamment que ceux qui décident de la guerre ne sont que rarement sur le champ de bataille et que les horreurs du combat n’ont pas la même odeur au front et à l’arrière. Le militaire le sait bien, lui qui est susceptible d’être confronté à cette violence dans le cadre de ses missions et qui, parfois, en porte les stigmates physiques ou psychiques. À travers une lecture de l’œuvre de Simone Weil, Vincent Guéquière, officier sous-marinier, s’est penché sur cette ambiguïté liée à l’usage de la force, mal auquel nous répugnons, mais qui s’avère pourtant nécessaire.
Simone Weil (1909-1943) pensait initialement que seul le pacifisme était acceptable. Elle avait en effet fréquenté le philosophe Alain dans la mémoire douloureuse de la Première Guerre mondiale. Or, durant un voyage en Allemagne en 1932, elle comprend que c’est l’inaction qui est inadmissible face à certaines menaces ou certaines injustices. Plus tard, en 1936, son expérience personnelle de la guerre en Espagne, dans la colonne Durruti, lui révèle que la guerre avilit l’homme même s’il est dans le camp du bien. De fait, face aux atrocités dont elle est témoin – dont certaines sont décrites dans une très belle lettre à Georges Bernanos en réponse aux Grands cimetières sous la Lune – elle se trouve confrontée à un dilemme.
Même si son combat est juste, l’homme est souillé par la violence qu’il exerce ou subit, ou plutôt, « pétrifié », terme que Simone Weil emploie dans son acception littérale. De façon imagée, la philosophe décrit que l’épée mutile autant celui qui frappe que celui qui reçoit le coup. Dès lors, le combattant « est tout à la fois proche du barbare, mais doit aussi absolument rester son opposé ». Pour résoudre ce dilemme, il faut accepter que la vérité réside non pas dans un absolu, mais dans l’équilibre entre des pôles contradictoires. La philosophe promeut une attitude intellectuelle et spirituelle complexe, résidant dans l’attention. Elle seule permet de ne pas déshumaniser son ennemi, de surmonter les instincts de vengeance et, enfin, de se réconcilier avec lui.
Une telle idée résonne étrangement, aujourd’hui. Ne sommes-nous pas parfois tentés par la destruction totale de nos ennemis les plus barbares ? Quel sens donnons-nous au sacrifice de nos soldats dans des opérations inachevées ? De même, la concentration sur les aspects techniques ne nous fait-elle pas parfois perdre de vue la réalité de ce que nous faisons ? Nous tentons en effet de nier notre propre violence. Pourtant le militaire y est brutalement confronté, soit parce qu’elle l’a atteint directement ou indirectement, soit parce qu’il doit décider de l’employer face à l’adversaire. Cette souffrance, acceptée par ceux qui acceptent de porter les armes pour protéger leurs concitoyens, contribue inconsciemment à souder cette communauté particulière. Elle est aussi portée par nos décideurs.
Alors, certes, la guerre paraît sans doute douce à ceux qui ne la connaissent pas. Elle demeure le lieu des atrocités qu’il faut affronter en connaissance de cause pour ne pas être complices de maux plus grands. Vincent Guéquière nous pousse, avec la relecture de l’œuvre de Simone Weil au prisme du rapport à la violence, à prêter de nouveau attention aux conséquences de nos décisions. ♦