L’Algérie. Histoire secrète d’un naufrage annoncé
L’Algérie. Histoire secrète d’un naufrage annoncé
Un spectre hanterait l’Élysée : une révolution en Algérie. L’irruption de mouvements de protestation en 2019 contre la tentative du président Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999, de convoiter un cinquième mandat consécutif (après ceux de 1999, 2004, 2009 et 2014) renforcerait cette crainte d’une déstabilisation de l’ancienne colonie par un coup d’État et l’accroissement de flux migratoires en provenance d’Algérie qui risquerait d’alimenter les tensions dans et avec l’Hexagone.
Économiste et fin connaisseur du Maghreb, le professeur Camille Sari a publié un essai dynamique et argumenté sur la crise actuelle en Algérie, qui cherche à en expliquer les ressorts sociologiques, économiques (notamment monétaires) et politiques ; crise qui couvait sous les cendres depuis au moins 1988. Si l’auteur livre un audit aussi pointu et impitoyable que pédagogique de l’économie algérienne, décrite comme mono-exportatrice (hydrocarbures) et administrée sur un mode « soviétique » où règnent l’improductivité et le suremploi bureaucratique, la corruption et la gabegie, en dépit d’évolutions impulsées par le Fonds monétaire international à partir de 1994, ce sont les analyses qu’il consacre aux présidences de Bouteflika qui retiendront ici l’intérêt.
Né en 1937 à Oujda, au Maroc, Abdelaziz Bouteflika est l’une des figures majeures de l’histoire algérienne contemporaine. Membre du « clan d’Oujda » qui se forme sous l’égide de Houari Boumédiène, ministre des Affaires étrangères de 1963 à 1979, déjà candidat à la présidence en 1979 (il est écarté par Kasdi Merbah), accusé d’extorsion de fonds et contraint à l’exil de 1981 à 1987. Diplomate habile et bon orateur, il se hisse à la magistrature suprême en 1999, à la suite du mandat de Liamine Zéroual, élu en 1995 et vite éclipsé par les militaires qui misent sur Bouteflika. Celui-ci incarnerait à la fois l’apaisement relatif du pays ensanglanté par les actes terroristes des islamistes et la lutte pour le pouvoir contre l’armée, qui fait et défait les gouvernements depuis 1962. « Bouteflika fut jugé comme un Président qui serait peu regardant sur les détournements de fonds publics, l’évasion fiscale, la constitution d’oligopoles et le clientélisme dans les affaires publiques et privées. Ce fut un Président mis sous surveillance dès le début de sa mandature », résume Camille Sari.
Était-ce le bon pari ? L’emprise sur le pays du « clan d’Oujda » dirigé par la famille Bouteflika ne s’est estompée qu’avec les pressions conjointes de la rue et de l’armée. « Afin de consolider son pouvoir, Abdelaziz Bouteflika a ainsi fait voter par un Parlement à sa solde une série de révisions constitutionnelles non soumises par référendum au peuple, synthétise l’auteur. La première eut lieu en 2002, la seconde en 2008. Elles ont mis fin à la limitation des mandats présidentiels et octroyèrent des prérogatives nouvelles et accrues à la présidence de la République. » Bouteflika entend se représenter pour un cinquième mandat en 2019, mais le mouvement (hirak) de protestation dans les rues algériennes finit par contraindre l’octogénaire à renoncer à se perpétuer au pouvoir envers et contre l’armée. Or, celle-ci prend visiblement le dessus ces derniers temps : Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée depuis 2004, est devenu l’homme fort à Alger depuis la démission de Bouteflika le 2 avril 2019.
Que retiendra-t-on des quatre présidences de Bouteflika ? En politique intérieure, elles ont à peine infléchi le socle socialiste de l’économie, administrée, corrompue et improductive. Elles ont été marquées par la question lancinante de la dette. Elles n’ont pu freiner l’émigration vers l’Europe. Le filon touristique n’a pas pu être exploité, faute d’une sécurité assurée dans l’ensemble du pays, d’une stratégie globale, de moyens dédiés à la formation d’un personnel compétent et d’infrastructures adaptées. La famille Bouteflika (au premier chef, son frère Saïd) a fait main basse sur plusieurs secteurs de l’économie nationale, consacrant les malversations financières comme un signe indélébile de cette présidence de vingt ans. Les hospitalisations en France de Bouteflika sont devenues fréquentes au fil des ans. La pacification relative du pays ne peut lui être complètement attribuée, car, en réalité, l’armée a renforcé la sécurité à Alger avant son ascension en 1999. On pourra d’ailleurs regretter que Camille Sari consacre peu de pages au développement de la mouvance islamique en Algérie, qui se distingue de celle au Maroc, alors qu’elle a conditionné, en grande partie, les évolutions politiques et militaires de l’Algérie après l’interruption du processus électoral en 1991.
En politique étrangère, Bouteflika entend redorer l’image de l’Algérie auprès des États-Unis, soutenir la question palestinienne, établir des relations moins tendues avec le voisin marocain. Il accède à la présidence la même année que décède Hassan II, avec lequel un compromis sur la question du Sahara occidental pouvait péniblement être envisagé. Mais il s’aligne sur l’oligarchie militaire et durcit assez rapidement le ton face à Rabat : perçoit-il la question sahraouie comme un atout stratégique face aux Américains et aux Français ? Il ne parvient pas non plus à donner consistance à l’Union du Maghreb arabe. En revanche, c’est sous sa présidence, en février 2016, qu’une révision constitutionnelle entérine la reconnaissance de la langue tamazigh comme langue nationale et officielle, au même titre que l’arabe. Il évite la contestation du régime dans le sillage des « printemps arabes » qui surgissent en 2011.
Il n’est plus guère temps de redouter une révolution de l’autre côté de la Méditerranée : l’Algérie est d’ores et déjà entrée dans une nouvelle période de son histoire. L’essai de Camille Sari est une contribution solidement documentée et bien écrite à la compréhension d’une transition post-Bouteflika qui s’annonce, de toute manière, ardue pour les Algériens. ♦
NDLR : Philippe Boulanger est docteur en droit public, auteur de Jean-François Revel. La démocratie libérale à l’épreuve du XXe siècle (Les Belles Lettres, 2014).