Le Syndrome de la dictature
Le Syndrome de la dictature
En 2011, lorsqu’éclate la révolution en Égypte, Alaa El Aswany, connu mondialement pour son chef-d’œuvre L’Immeuble Yacoubian (Actes Sud, 2006), s’engage publiquement pour la démocratie et la défense des droits. L’auteur à succès n’en n’est pas à son premier coup d’essai : en 2004, il participe à la fondation du mouvement politique Kifaya (« ça suffit ») qui milite contre l’autoritarisme d’Hosni Moubarak. En 2018, El Aswany revient sur les espoirs et les déceptions de la révolution égyptienne dans un roman, J’ai couru vers le Nil (Actes Sud, 2018), dans lequel il ne manque pas de rappeler les crimes commis par les moukhabarat, les redoutables services de sécurité égyptiens, et le double jeu des élites militaires et religieuses. Son propos acerbe lui vaudra d’être poursuivi par la justice militaire de son pays pour « insultes envers le Président, les forces armées et les institutions judiciaires ». Persona non grata en son pays depuis l’arrivée au pouvoir du président Al Sissi, l’auteur reprend aujourd’hui la plume dans un essai, Le Syndrome de la dictature, dans lequel il se propose de passer en revue les caractéristiques et ressorts d’une maladie que le militant de la liberté n’a de cesse de combattre : la dictature.
Fin observateur d’une société qu’il connaît si bien, Alaa El Aswany a la finesse de ne pas perdre son lecteur dans des développements théoriques peu abordables pour qui l’Égypte demeure un pays lointain. Son propos est illustré avec pertinence et précision par des anecdotes qui parleront aux intimes du pays, sans perdre les autres. Les retours à l’Histoire sont aussi saisissants, rappelant que les dictatures arabes n’échappent pas aux règles qui furent celles des dictatures d’autres temps. L’objectif : démontrer que le syndrome de la dictature ne se développe pas uniquement dans les salons feutrés du pouvoir politique, inaccessible pour l’homme de la rue, mais s’immisce dans les gestes quotidiens et la résignation de tous.
El Aswany se souvient avoir perçu, dans son enfance, les premières contradictions entre la vision fantasmée de la glorieuse Égypte nassérienne et la réalité. Depuis, tous les ingrédients ont été rassemblés pour faire de son pays une dictature brutale. L’essayiste souligne pourtant que chaque nouvelle étape franchie vers l’instauration d’un régime violent se fait, dans les discours du moins, au nom de l’intérêt supérieur de la nation égyptienne. Aux premiers jours de l’époque nassérienne, les citoyens d’une Égypte avide de grandeur rechignaient à voir dans les privations de liberté le danger de la dictature et laissaient faire, au nom du socialisme arabe triomphant de l’impérialisme occidental. Depuis, la dictature a tu les journalistes, enfermé les opposants et forcé les Égyptiens à se refermer sur le confort silencieux de l’intimité du foyer, la pratique rituelle de leur foi et l’adhésion muette au projet mortifère des cliques au pouvoir. Invoquant La Boétie, El Aswany rappelle, à décharge de l’Égyptien moyen, la puissance d’une servitude volontaire de masse, car le « bon citoyen » a plus à perdre à s’opposer à un système plus fort que lui que de se taire et ainsi tenter de survivre et d’avancer de manière résignée.
Au fil des pages, l’auteur rappelle des vérités simples, mais nécessaires. Les symptômes qu’il identifie sont classiques, mais leur mise en contexte souligne leur pertinence. La dictature travaille à l’infantilisation des citoyens. À cette fin, l’agitation d’un complot étranger permet d’anesthésier toute tentation critique et de justifier les errances d’un pouvoir incapable. De même, l’exclusion des intellectuels et journalistes de la sphère publique – ou leur inclusion complice dans le projet dictatorial – placent le dictateur au centre de l’activité intellectuelle, comme seule source de vérité. Ce phénomène parachève la concentration de tous les pouvoirs (militaire, judiciaire, politique, économique…) dans les mains d’un seul. Toutefois, l’apparente force du régime cache en réalité une grande fragilité, qui peut lui valoir sa chute, au détour d’une erreur fatale ou d’une révolution. Alaa El Aswany ne laisse pas le lecteur sans quelques pistes de réflexion pour sortir de cet enfer. Poussant la métaphore médicale jusqu’au bout, l’auteur dédie le dernier chapitre de ce « rapport médical » à la « prévention du syndrome de la dictature ». Principal antidote : le scepticisme, l’esprit critique. Un citoyen informé et lucide est, pour El Aswany, le meilleur rempart contre l’autoritarisme.
Projet de longue date, écrit entre Londres, Le Caire et New York, cet ouvrage s’efforce d’ausculter les symptômes d’un mal ancien, qui vérole tous les pans de la vie sociale, économique et intellectuel de l’Égypte. Le Syndrome de la dictature est un manuel accessible et fluide dans lequel El Aswany dissèque avec talent et méthode toutes les caractéristiques de « l’esprit fasciste » d’une dictature et de ses manifestations quotidiennes. Le regard qu’adopte l’écrivain n’est toutefois pas celui, théorique et conceptuel, d’un chercheur en sciences sociales, mais celui d’un observateur passionné, d’un amoureux de l’Égypte qui tente de comprendre, tel un médecin, l’état de décrépitude psychologique et physique de son pays.
Loin d’être un phénomène propre à l’Égypte, le modèle que décrit cette analyse se veut universel, et la fine compréhension de la nature de la dictature égyptienne n’est pas inutile pour comprendre, entre autres, les régimes impitoyables qui peuplent le monde arabe et dont les Printemps de 2011 n’ont pas fini de faire tomber. Cet ouvrage est aussi un avertissement à ses lecteurs contre la tentation du populisme – et les prémices de la dictature – qui peut survenir partout. ♦