Le métier des armes, en particulier pour la Marine, est de plus en plus accaparé par le tropisme de la technologie et l’accélération du tempo opérationnel. Or, commander reste essentiel et fondamental, en particulier lorsque les temps actuels vont vers plus de conflictualité. D’où le besoin de réfléchir sur le commandement.
L’art du commandement
The Art of Command
The profession of arms, in the Navy in particular, is being increasingly monopolised by a stimulated dependence on technology and the acceleration in operational tempo. Nevertheless, command remains essential and fundamental, especially as the current climate tends towards greater conflict. There is thus a need for reflection on command.
En raison du fort tropisme technique d’une marine de combat et de la prégnance de la technologie dans nos quotidiens, il paraît quelquefois difficile de faire valoir la place et le rôle de la formation humaine dans nos écoles. Cette tendance s’est renforcée sous l’effet d’une tyrannie grandissante du pilotage et des indicateurs (sanctionner les compétences acquises) qui a tendance à rendre futile et vain ce qui n’est pas quantifiable et d’une politique d’optimisation des ressources humaines conduisant à réduire les formations à leurs fonctions utilitaristes pour en limiter la durée (former au juste besoin pour l’emploi futur). Si « la plus grande des immoralités est de faire un métier que l’on ne sait pas » (1), les connaissances de l’officier ne peuvent se résumer à une simple érudition théorique et l’art du commandement, tout particulièrement, nécessite de continuellement stimuler la réflexion de l’officier (2) et de renforcer ses forces morales. Ainsi, loin d’opposer les indispensables compétences maritimes, techniques et tactiques au besoin de forger les caractères des futurs chefs militaires, il convient plutôt de souligner l’essentielle complémentarité de ces différents piliers de la formation et de la structuration intellectuelle et morale de l’officier. C’est fort de cette conviction et à la faveur d’un confinement qui a permis de prendre du temps pour réfléchir et de couper avec la pression de l’immédiateté du quotidien que les officiers de l’ESCAN (3) ont été invités à s’interroger sur l’art du commandement à travers l’étude d’un chef militaire de leur choix.
Cette réflexion personnelle arrive à un moment de leur carrière où ces officiers ont déjà été confrontés au délicat exercice du commandement. Pétri d’un idéal encore préservé lorsqu’il franchit la coupée de sa première unité, l’enseigne de vaisseau perd une partie de son innocence durant ses premières années d’embarquement. Représentant l’autorité et exigeant l’obéissance, imposant sa volonté tout en recherchant l’adhésion, guidant ses hommes et donnant un sens à l’action, il a pu incarner le commandement mesurant au quotidien les enjeux de cette responsabilité, la complexité et la grandeur de cette mission. Riches de premières expériences variées et nourris de rencontres qui les auront favorablement ou défavorablement marqués, ces jeunes lieutenants de vaisseau ont ainsi été amenés à réfléchir sur le chef militaire qu’ils ont été et le chef militaire qu’ils voudraient être.
Cette réflexion a conduit ces officiers à considérer la singularité du commandement militaire comparée à toute autre forme de gouvernance ou de management. Cette singularité est le prolongement logique du statut du militaire, du devoir d’état du combattant, des valeurs portées par les armées et de la richesse de notre héritage et patrimoine militaire. Elle doit être réaffirmée alors qu’elle a tendance à se diluer dans une sémantique managériale qui s’est peu à peu imposée faisant presque oublier le caractère exceptionnel du commandement militaire. Dans la Marine, cette singularité se double d’une spécificité due à notre espace de manœuvre qui reste par essence hostile à l’homme. Cette spécificité propre à tous les environnements où l’homme peut opérer, mais ne peut s’installer, contribue également à forger le caractère du commandant lui rappelant quotidiennement sa finitude, et le portant naturellement à plus d’humilité. Dans un milieu dangereux par nature et dans un contexte de résurgence de la confrontation navale, la figure du « pacha », historiquement emblématique, conserve toujours dans l’inconscient collectif d’un équipage une place unique. Le commandant reste le navigateur qui conduit l’équipage à bon port et le manœuvrier qui dirige l’action et le feu au combat.
Cette réflexion cherchait également à rappeler aux officiers la place première du marin dans les préoccupations du commandant et les questionner ainsi sur les qualités humaines attendues chez un chef militaire. Déjà en 1938, l’amiral Auphan, alors commandant le croiseur-école Jeanne d’Arc et l’École d’application des officiers de Marine, sensibilisait les midships sur l’importance de l’humain, leur rappelant que « la guerre se fait avec du matériel servi et animé par du personnel ; […] le matériel n’est qu’un moyen entre les mains des combattants. C’est l’homme qui est, en définitive, l’instrument premier du combat » (4). La première mission de l’officier est de commander des marins, de les éduquer (5), de les diriger en se sentant pleinement responsable « de leur vie et aussi de leur cœur et de leur esprit » (6). Cette mission nécessite de les connaître, de les respecter, mais aussi d’exiger le meilleur de chaque marin en fonction de ses talents et de ses capacités sans égalitarisme utopique. C’est sans doute la plus belle et la plus noble des fonctions de l’officier. Elle n’a rien perdu de sa grandeur et de son importance. Elle demeure primordiale au bon fonctionnement de nos équipages et de nos unités malgré les continuels progrès technologiques qui ne sauraient supplanter le rôle central de l’homme dans toute aventure maritime et militaire.
Enfin, ces différents travaux ont permis d’illustrer l’apparente persistance chez les grands chefs militaires de toute époque, d’un socle commun et intemporel de valeurs, généralement renforcé par des convictions personnelles fortes. Ces valeurs et ces convictions, souvent dérivées d’une réflexion amont nourrie, se révèlent primordiales dans les périodes de doute et d’adversité. Ainsi, à l’heure du primat du communicant et des discours convenus, il semblait important d’engager ces jeunes officiers à poursuivre un travail continu de réflexion pour mieux appréhender les enjeux d’un monde plus complexe, plus instable et plus dangereux et structurer leur intelligence, quelquefois même à contre-courant d’une pensée toute faite. C’est à cette condition que le futur chef militaire pourra, en situation de crise qui se caractérise par l’incertitude et la perte des repères, juger avec clairvoyance, décider avec assurance et commander avec authenticité.
Loin de vouloir établir le décalogue du bon chef militaire, la principale vertu de ces travaux était d’éveiller les consciences par une introspection sur les qualités du chef et une réflexion sur les principes immuables de l’art du commandement. J’espère avoir modestement contribué à sensibiliser ces officiers sur le besoin de conduire cet effort intellectuel durant toute leur carrière. Après une année de scolarité, les lieutenants de vaisseau nouvellement diplômés de l’ESCAN ont rejoint les unités opérationnelles de la Marine et sont engagés au quotidien dans les opérations conduites par nos Armées. Cette engageante mission d’éveil de l’âme et du cœur des officiers est maintenant la responsabilité de leurs commandants respectifs à qui je passe, en toute confiance, la manœuvre ; « Messieurs les commandants, à vous le soin ».
Ce dossier s’ouvre par l’article du vice-amiral Emmanuel Desclèves, de l’Académie de marine, sur « Le commandement à la mer ». ♦
(1) Napoléon Bonaparte.
(2) « Les principes de commandement n’étant formulés nulle part, il appartient à tout officier de les établir pour son compte personnel et par ses propres réflexions. Au reste, si ces principes étaient formulés, il nous serait encore indispensable de les étudier, de façon à les établir pour ainsi dire à nouveau par un effort intellectuel personnel. », André Gavet : L’Art de commander ; Berger-Levrault, 1899, 246 pages.
(3) L’École des systèmes de combat et armes navals (ESCAN) est un cours d’officiers de l’ESCO qui rassemble pendant une année scolaire plus d’une quarantaine de lieutenants de vaisseau des forces de surface et sous-marines. L’objectif du cours est de renforcer les connaissances tactiques et techniques des officiers des spécialités des opérations aéromaritimes. Une partie de la formation est dédiée au développement des capacités de réflexion et des aptitudes au commandement.
(4) CA Gabriel Auphan : conférence sur le croiseur-école Jeanne d’Arc, 1938.
(5) Au sens étymologique de « ex ducere » : développer, épanouir, faire sortir de soi.
(6) Guide de commandement à l’usage des jeunes officiers, École Navale, 1970.