Correspondance - Le problème allemand
J’ai lu avec le plus vif intérêt dans votre revue les pages consacrées par le contre-amiral Barjot à la question du Rhin (« Le Rhin et la sécurité française ») ; malheureusement, je ne puis me déclarer d’accord, ni avec l’auteur, ni avec la thèse du général de Gaulle à laquelle il se réfère.
La France s’est attachée, et avec raison, pendant des siècles, à l’idée que notre frontière Nord-Est devait être le Rhin. Tous les grands chefs qui ont présidé aux destinées de la Gaule et de la France ont eu cette pensée et ont agi ou voulu agir pour la réaliser. Mais dans notre siècle de vitesse et de puissance, automobile et avion, la possession de la ligne du Rhin a cessé d’être un élément assuré de notre sécurité. Sa recherche n’est donc plus désirable. La France ne peut plus se permettre d’étendre son front de défense, notre natalité déficiente compensera difficilement les pertes désastreuses des deux guerres mondiales, le pays réclame une diminution importante des charges militaires et le retour à l’économie nationale de la main-d’œuvre dont elle a besoin. Combien de temps encore pourrons-nous compter sur notre armée noire ? Certains Américains prévoient pour un temps proche la mise en valeur du continent africain ; le besoin local de main-d’œuvre tarira peut-être le recrutement de nos beaux bataillons noirs.
Depuis notre défaite de 1871, la politique intense de germanisation a montré des résultats sérieux par l’immigration massive de Prussiens, par l’armée, par les administrations, par l’amalgame des familles. Les jeunes générations formées par l’école prussienne se sont montrées oublieuses, le démarquage des noms de lieux, même les plus minimes, ne leur a fait connaître qu’un pays allemand sans attache avec la France. Elles ont fait maintenant trois guerres sous le drapeau allemand et lui sont restées fidèles ; les Rhénans, qui sont sous le joug prussien depuis cent trente ans, pensent maintenant « allemand », mais ils ne sont pas Prussiens.
C’est par des mesures politiques que l’on détruira l’idée unitaire, et par des mesures économiques que l’on empêchera le réarmement.
Les Alliés arrivant au Rhin en décembre 1918 ont entendu les cris à peu près unanimes de « Los von Berlin ! » « Los von Preussen ! » « Séparons-nous des Prussiens ! » « Séparons-nous de Berlin ! » L’idée d’une grande république rhénane, née de la Révolution allemande du 9 novembre 1918, était dans tous les esprits. L’Allemagne de Guillaume II était encore une Fédération, mais dans laquelle la Prusse, possédant plus de la moitié de la population, était réellement seule souveraine. Il s’agissait pour les Rhénans de redevenir maîtres chez eux, de reprendre leur liberté et la jouissance de leurs provinces volées par la Prusse. Les Alliés n’ont pas su comprendre ce grand mouvement de Cologne, qui a eu une résonance profonde dans toute l’Allemagne, en profiter et asseoir sur la dissociation de la Prusse une paix qui aurait pu devenir définitive. L’Assemblée nationale de Weimar a voté le principe d’un partage de l’Allemagne avec la majorité imposante de 262 voix contre 75 et une abstention.
Profitons donc de ce qu’Hitler, qui, seul, a pu créer l’unité totale allemande et atteindre le rêve unitaire poursuivi par la Prusse pendant un siècle, a fait table rase du passé. L’esprit nazi n’est que l’esprit prussien à la ne puissance.
Mesures politiques. – Proclamons explicitement dans les traités sa dislocation définitive et rendons aux autres États les provinces qu’elle leur a enlevées.
Il sera recréé 12 ou 15 États souverains indépendants, royaumes ou républiques, constitués sur des bases ethniques avec le libre consentement de leurs populations de même race ou de même culture, les uns conservateurs, les autres démocrates, d’autres socialistes ou communistes. Catholique ou protestant, chacun aura sa vie propre autour de la grande ville sous la direction de laquelle il a vécu pendant des siècles. De vieux noms réapparaîtront : Brandebourg, Souabe, Thuringe, Franconie ; le nom d’Allemagne sera remplacé par les mots : États allemands. Tous égaux en droit et sans aucune limite à leur souveraineté, avec leurs finances, leur représentation extérieure et toute l’armature d’un État moderne. Ni armée, ni marine ou aviation de guerre, mais des forces de police d’importance variable selon le chiffre de la population et sa nature, industrielle ou paysanne, une marine et une aviation commerciales. Tous les fonctionnaires prussiens obligatoirement chassés des États nouveaux recréés.
En principe, pas de Fédération. Le principe en est trop dangereux, il sera seulement toléré la création de deux compagnies pour les transports ferroviaires et fluviaux des États allemands, chacune dirigée par un Conseil de direction comprenant un membre de chaque État.
Mesures économiques. – Elles doivent essentiellement avoir pour objet : d’interdire à l’industrie allemande la reprise totale de sa puissance, d’en diriger la production, d’en faire profiter d’abord les Alliés (réparations) et seulement ensuite les Allemands, en un mot de lui enlever les moyens de préparer la guerre par impossibilité de fabriquer un matériel d’armement. Par ce terme général, j’entends, bien entendu, le matériel de toute nature que les récentes hostilités ont révélé comme nécessaire.
Pendant, huit années, j’ai pu assister sur place, à Essen, à la renaissance, métallurgique du pays. Sans les ressources de la Ruhr, ou, plutôt, exactement de la région comprise entre Cologne, Crefeld et Dortmund, aucune préparation à la guerre n’eût été possible. Cette région sera placée sous mandat interallié, avec garnisons internationales, y compris Belgique, Hollande et Luxembourg. On la distraira des États recréés autour du Rhin et l’exploitation économique en sera assurée par un Consortium interallié des quatre Grands et à son profit. Les États allemands achèteront eux-mêmes au Consortium, qui ne leur fera de livraisons qu’autant qu’ils se seront engagés à travailler pour les réparations : cette exploitation durera jusqu’au moment où les États allemands auront fait la preuve que leur mentalité s’est rapprochée des idées des autres pays civilisés : probablement une ou deux générations.
En aucun cas, il ne saurait songer à un État unitaire centralisé à Berlin. Un Américain m’a dit, en 1919, à Wiesbaden, que, si ses concitoyens avaient à cette époque-là exigé la reconstitution d’un État fort, c’était parce qu’ils le trouvaient plus sûr pour gager leurs prêts importants. Si maintenant une telle folie recommençait, ce serait la guerre certaine de nouveau dans un délai plus ou moins court.
L’Allemagne n’a rien à réclamer ; elle obéit toujours au plus puissant et à qui sait faire montre de sa puissance.
Colonel Pineau (R.)
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Nous avons transmis la lettre du colonel Pineau à l’amiral Barjot, qui croit devoir apporter les quelques précisions suivantes :
Le colonel Pineau conteste l’intérêt stratégique de Cologne, pourtant parfaitement évident pour qui regarde la carte. L’occupation de cette tête de pont par l’Allemagne nous a valu d’être envahis, par la voie des Flandres, deux fois en vingt-cinq ans.
Il recommande de régler le problème allemand dans le cadre fédéral en plaçant la Ruhr sous mandat interallié, avec occupation de ses bassins industriels par des garnisons interalliées.
C’est évidemment une solution… Il reste à la faire passer dans la pratique. On voit mal, en effet, comment la Ruhr pourrait être distraite des États allemands recréés autour du Rhin, ainsi que l’entretien des garnisons efficaces dans une fourmilière industrielle de dix millions d’habitants qui la peuplent.
Ce qui est essentiel, et je suis d’accord avec le colonel Pineau sur ce point, c’est bien que le contrôle de la Ruhr échappe à l’Allemagne, non pas en maintenant le contrôle économique par mandat interallié ainsi qu’il le propose, mais en transférant les garnisons de sécurité du bassin de la Ruhr, qui se trouvent sur la rive droite du Rhin, dans la ligne de Cologne qui se trouve sur la rive gauche, il semble qu’on puisse aboutir au même résultat dans des conditions beaucoup plus pratiques et, en particulier, qui seraient mieux comprises par nos Alliés.
Car, si les Français ne comprennent pas l’importance stratégique de Cologne par rapport à Paris, les Anglais, eux, la comprennent beaucoup mieux par rapport à la sécurité de l’Angleterre. Le caractère mixte de cette région pour les intérêts des deux pays ne devrait pas être discutable. On peut regretter, du reste, que M. Churchill aussi bien que le général de Gaulle, guidés sans doute sur ce point, par leurs seuls intérêts nationaux, n’aient pas pleinement saisi à ce sujet les intérêts légitimes de l’autre partenaire. ♦