Les Ors de la République – Souvenirs de 7 ans à l’Élysée
Les Ors de la République – Souvenirs de 7 ans à l’Élysée
Après avoir exercé les responsabilités d’adjoint de l’attaché de défense à Washington, durant la première guerre du Golfe, fonctions qui lui avaient déjà permis d’approcher les relations politico-militaires, le général Bentégeat a ensuite été, sept ans durant, immergé, au plus haut niveau dans ces relations, en occupant d’abord le poste d’adjoint Terre du chef de l’état-major particulier (le général Quesnot (1), puis l’amiral Delaunay), en tant que colonel et général de brigade, sous les présidences de François Mitterrand et Jacques Chirac, puis les fonctions de chef d’état-major particulier, sous la présidence de Jacques Chirac, en période de cohabitation avec Lionel Jospin, de 1999 à 2002, avant d’être nommé chef d’état-major des armées.
C’est dire toute l’importance de ce témoignage de première main, et ce n’est certainement pas aux lecteurs de la Revue Défense Nationale qu’il soit utile de préciser, ou même de rappeler, toute l’importance de ce poste fondamental dans l’organisation de la défense de la France, et unique en son genre au sein des grandes armées occidentales.
Dans la chronique que le général Bentégeat nous donne de l’esprit de cour qui régnait alors au sein de l’Élysée de l’époque mitterrandienne, sa plume s’apparente à celle du duc de Saint-Simon ; on y retrouve la même verve et la même élégance, mais sans aucune trace de l’esprit caustique et justicier du célèbre duc. Le tableau que l’auteur nous dresse du séminaire des conseillers de l’Élysée, qui s’est tenu à Rambouillet à la fin de la présidence de François Mitterrand, est un véritable morceau d’anthologie de l’art et de la gourmandise dont François Mitterrand usait (et abusait) pour affirmer son pouvoir sur ces « petits marquis » qui n’avaient aucune vergogne à se comporter comme de véritables courtisans d’une autre époque. Le lecteur appréciera comment le général Bentégeat a ainsi pu profiter d’une exceptionnelle visite personnelle du château de Rambouillet, en tête à tête avec la conservatrice.
Certes, si l’ironie grinçante du chroniqueur de la cour de Versailles de la fin du règne de Louis XIV n’apparaît jamais sous la plume de son successeur putatif, trois siècles plus tard, il n’en demeure pas moins que les portraits, aussi bien des généraux que des politiques, sont ciselés au millimètre, et deux adjectifs bien sentis suffisent au général Bentégeat pour en donner une image précise : le lecteur découvrira comment tel général est décrit comme « sec et froid » ou que tel conseiller élyséen se voit qualifier d’« intelligent et goguenard ». De même, c’est avec beaucoup de retenue que le général Bentégeat montre comment une remarque un peu rapide du général Quesnot, au cours d’un déjeuner présidé par François Mitterrand avec les membres de son état-major particulier, a mis définitivement fin à cette pratique.
En revanche, lorsque la respectabilité des armées est en jeu, le général Bentégeat n’use d’aucune litote ou clause de style pour épingler le fautif, quel qu’il soit. C’est ainsi qu’Édouard Balladur qui avait marqué, par sa muflerie à l’égard du colonel Bentégeat de l’époque, la désinvolture avec laquelle il considérait le monde militaire, se voit gratifier d’un commentaire peu amène, certainement vrai : l’auteur explique sans détour, que pour le Premier ministre de la cohabitation, tout ce qui porte un uniforme n’est que laquais au service des grands dignitaires des institutions. Cette attitude doit être une constante des Premiers ministres issus des rangs du RPR, la même approche pouvant être appliquée à Alain Juppé, si on en croit les souvenirs du général Cot, relatifs à son commandement en Bosnie en 1993-1994 (2).
Mais ces Souvenirs ne sauraient se résumer à ces anecdotes, même si certaines sont truculentes. Le général Bentégeat déplore la mésentente fondamentale qui s’était installée, quand il était adjoint Terre, entre le CEMA, l’amiral Lanxade et le CEMP, le général Quesnot. Au-delà des divergences des deux personnalités en cause, il estime, assurément à fort juste titre, qu’une telle situation au sommet de l’appareil politico-militaire, ne peut que nuire à son bon fonctionnement. En effet miroir, et par petites touches, le général Bentégeat montre combien, quand il a lui-même exercé les fonctions de CEMA, son entente avec son successeur à l’EMP, que tout le monde connaît, fut parfaite et sans aucune fausse note.
Le général Bentégeat montre également avec une grande franchise combien, en 1995, lors de l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, l’état-major de l’Armée de terre, misant sur les conclusions du Livre blanc sur la défense de 1994, n’était absolument pas prêt, intellectuellement, à admettre la réforme – pourtant annoncée très explicitement lors de la campagne électorale – qui visait à professionnaliser les armées. Il narre combien ses efforts, jumelés en toute camaraderie, avec ceux de son homologue de Matignon, le colonel de l’époque Georgelin, se sont heurtés à un mur d’incompréhension au sein de l’état-major. Cet épisode illustre combien les états-majors centraux d’armée peuvent parfois se trouver décorrélés de la réalité politique du moment, au nom de certitudes, pas toujours judicieuses, faute d’avoir été remises en cause en temps voulu.
Une des grandes fonctions du chef de l’EMP est de partager, avec le président de la République, non pas la décision d’emploi du feu nucléaire, qui ne relève que du seul ressort présidentiel, mais la responsabilité de sa mise en œuvre, le cas échéant, une fois la décision prise. En particulier, avec le CEMA, il participe, sous l’autorité du président de la République, à la définition des objectifs susceptibles d’être frappés. À ce titre, le général Bentégeat rapporte, sans lever le moindre voile sur aucun secret, comment, à la demande de Jacques Chirac, il en a expliqué la teneur au Premier ministre, Lionel Jospin, et combien celui-ci fut impressionné par la découverte d’un aspect très concret de la politique de défense, dont il ignorait alors tout.
Toujours dans le domaine nucléaire, le général Bentégeat rapporte comment, voulant adapter la dissuasion française à la nouvelle donne géostratégique, Jacques Chirac en a modifié les modalités. À une stratégie de frappes anti-cités, crédible au moment de la guerre froide, il en a substitué une autre, fondée sur les centres nerveux et politiques de tout ennemi potentiel. Décidée au début des années 2000, l’explication de cette inflexion stratégique, dans un contexte de cohabitation, est passée tout à fait inaperçue, et il a fallu attendre le grand discours de Jacques Chirac, à l’île Longue en 2005, pour que ces principes soient enfin explicités sur la place publique.
Pour ce qui est des opérations extérieures, qui relèvent bien évidemment de la compétence de l’EMP, pour leur conduite politico-militaire, le général Bentégeat dégage toute responsabilité militaire française dans l’affaire du génocide tutsi au Rwanda, lors de l’opération Turquoise en 1996. Il démontre, dans le même domaine, comment la France s’est trouvée engagée, puis engluée, en Centrafrique et en Côte d’Ivoire. Il y a ici des enseignements à tirer, en termes de prise de décision, en temps de crise.
Ayant vécu deux cohabitations – Mitterrand-Balladur et Chirac-Jospin – dans cet observatoire de premier ordre que constitue l’état-major particulier, le général Bentégeat montre bien que si, dans le premier cas, la défense n’a jamais constitué un enjeu de politique intérieure, cette situation a été moins vraie dans le second cas.
In fine, cet ouvrage constitue un témoignage de premier ordre, d’un acteur de premier plan, qui ne pourra que passionner les lecteurs de la RDN et, au-delà, tout « honnête homme » du XXIe siècle portant intérêt à la chose publique. En outre, cet ouvrage constitue assurément une brique majeure dans la connaissance du fonctionnement des institutions politico-militaires de la Ve République, dont il faudra bien écrire l’histoire un jour, de même, d’ailleurs, que celle de la IVe.
Autant dire que ce livre a sa place dans beaucoup de bibliothèques et ce, d’autant mieux qu’il est rédigé dans un style élégant et enlevé, qui en rend la lecture extrêmement agréable et jamais rébarbative, même si la nature des sujets abordés peut l’être parfois. ♦
(1) Par une heureuse coïncidence du calendrier éditorial, le général Quesnot vient également de publier ses Mémoires, dont il sera rendu compte aux lecteurs de la RDN.
(2) Général Cot : Dans l’œil du cyclone, Paris, L’Esprit du livre, 2010. Alain Juppé, exerçait alors la charge de ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Balladur ; il sera désigné ultérieurement, en 1995, comme Premier ministre, par Jacques Chirac, nouvellement élu.