Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne. Résurgence de l’Europe centrale
Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne. Résurgence de l’Europe centrale
Depuis 2010, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán est inévitable en Europe. Né le 31 mai 1963, il incarne une orientation politique souverainiste qui a secoué les institutions de l’Union européenne en refondant les bases politiques et constitutionnelles de la Hongrie, et en proposant une autre solution au consensus libre-échangiste communautaire, au multiculturalisme et à la supranationalité bruxelloise.
Thibaud Gibelin consacre à l’homme fort de Budapest un livre argumenté et engagé, inscrit dans le contexte politique et historique de la résurgence de l’Europe centrale dans une Union européenne qui n’a pas pris la pleine mesure de l’élargissement aux pays d’Europe de l’Est en 2004 et 2007. Il consacre d’abord un développement liminaire aux histoires de la Pologne, de la Bohème et de la Hongrie, peuples en frottements permanents depuis des siècles avec les zones d’influence russe, germanique et ottomane. Il retrace ensuite l’émergence politique du jeune Orbán, amorcée avec la dissidence anticommuniste dans les années 1980 puis poursuivie par la dissidence illibérale des années 2010.
Inspiré par l’écho du syndicat polonais Solidarnosc, Orbán cristallise, à sa manière, la trajectoire centre-européenne. Le 30 mars 1988, il cofonde l’Alliance des jeunes démocrates (Fidesz), dont il devient l’inamovible Président en avril 1993. En 1989, il bénéficie d’une bourse du financier milliardaire américano-hongrois George Soros – son futur bouc émissaire – pour étudier à Oxford. Il devient un ardent défenseur de l’économie de marché, de la propriété privée, de la démocratie, de l’égalité des citoyens, de la politique nationale souveraine et de la protection des minorités. Depuis 1990, il détient un mandat électif sans interruption. Après un premier mandat entre 1998 et 2002, le gouvernement d’Orbán subit l’action des communistes toujours présents dans l’administration, qui sabotent ses actions et le conduisent à la défaite électorale.
Au fil des ans, le Fidesz a évolué sur le plan idéologique. Opposé aux communistes, partisan du libéralisme économique et politique, il prend peu à peu en charge la réunification de la droite conservatrice chrétienne et paysanne. Il absorbe son électorat et voit ses effectifs croître de 5 000 à 30 000 membres. Dans l’opposition durant huit ans, il se présente comme la seule solution aux gouvernements socialistes de Ferenc Gyurcsány. Dès 2009, la victoire parlementaire paraît acquise. Le 11 avril 2010, le Fidesz rafle 52,2 % des suffrages et obtient 263 sièges sur 386 au Parlement.
Revenu au pouvoir, Orbán a de grandes ambitions pour son pays. Il promulgue une nouvelle Constitution, votée le 18 avril 2011, où le nom « Hongrie » remplace celui de « République de Hongrie ». Le préambule mentionne la Sainte Couronne comme le symbole de la continuité de l’État et de l’unité nationale, honore le travail comme fondement de la dignité de l’homme, consacre la famille (hétérosexuelle) et la nation comme les cadres essentiels de la vie en communauté. Hostile à l’idéologie de genre, il prône une Hongrie civique, idée-force qui fait du citoyen la pierre angulaire de la régénération patriotique impulsée par le Fidesz face à la coalition sociale-libérale perçue par beaucoup dans le pays comme le « parti de l’étranger ». Apôtre de la lutte contre la corruption, il remet en cause les privatisations décidées par l’alliance socialo-libérale. Il abaisse le nombre de ministères de quinze à huit. Il est à l’origine d’une loi sur les médias, jugée attentatoire aux libertés par certains observateurs, que Thibaud Gibelin explique et remet en perspective. Le Fidesz marque également des points sur l’échiquier européen. Son orientation souverainiste se déploie peu à peu au-delà de la Hongrie (7 % de la population et 0,8 % du PIB de l’Union européenne) et inspire les voisins tchèque, slovaque et polonais, dirigés par des partis qui se réclament d’une fibre patriotique hostile à la supranationalité. Orbán a bien en tête qu’historiquement les libertés des peuples du groupe de Vysegrád, accord signé le 15 février 1991, sont vouées à succomber quand elles ne s’épaulent pas. À sa manière, il se considère plus européen que les décideurs de Bruxelles. Il a conscience que son rôle de Premier ministre s’inscrit dans la longue histoire de son pays. Non sans succès : lors des quatre scrutins européens entre 2004 et 2019, le Fidesz l’emporte facilement sur l’opposition.
En 2015, l’indocile Orbán gagne encore en notoriété en menant la fronde centre-européenne contre les quotas de répartition de demandeurs d’asile décidés par l’Allemagne et la Commission européenne, recevant l’appui du ministre italien de l’Intérieur Matteo Salvini. À cette occasion, l’opinion publique hongroise lui apporte son soutien : les « réfugiés » fuyant le conflit syrien raisonnent (improprement) de l’écho des invasions orientales, lancées après la bataille de Mohács en 1526, et des malheurs survenus de la main des puissances étrangères au cours des siècles. Mis en cause par le Parlement européen, le chantre du modèle illibéral tient tête à ses détracteurs. Le 13 novembre 2019, il est reçu par Donald Trump à la Maison-Blanche, assurant son statut international d’homme d’État. Sa gestion de la crise sanitaire due à la Covid-19 a été jugée satisfaisante face à la première vague (1). L’opposition actuelle au régime hongrois ne paraît pas en mesure d’offrir une autre solution politique à des Hongrois plus sensibles au flamboyant Magyar qu’à l’ambition fédérale européenne.
Le livre, solidement documenté, pointe les insuffisances affichées par les instances européennes dans leur appréhension des enjeux relatifs à l’Europe centrale et orientale. On pourra regretter qu’il n’étudie pas assez la permanence de courants antisémites, anti-Roms et anti-LGBT, si prégnants en Europe centrale. Il effleure les accointances et les rivalités avec le Jobbik, la formation d’extrême droite, et l’enjeu stratégique des minorités hongroises en Roumanie. Toutefois, l’ouvrage vient combler l’absence de synthèse sur la Hongrie contemporaine, qui démontre qu’un pays de taille moyenne dirigé par un tribun, dont la politique raisonne avec des cordes sensibles de la population, peut jouer et gagner (en partie) sur l’échiquier politique européen. ♦
(1) NDLR : la Hongrie a désormais le taux de mortalité le plus élevé au monde pour la Covid-19 : 297/100 000 habitants.