Les organisations non gouvernementales (ONG) peuvent être instrumentalisées par des États ou des lobbys à des fins partisanes. Elles peuvent même être utilisées pour déstabiliser, et s’inscrivent alors dans un processus politique. D’où un besoin de vigilance, mais aussi de transparence accrue.
De l’instrumentalisation à l’arsenalisation des organisations non gouvernementales
From Exploitation of Non-Governmental Organisations to Their Use as Political Weapons
Non-Governmental Organisations (NGOs) are open to exploitation by states or lobbies to partisan ends. They can even be used to destabilise: in doing so they become part of a political process. Hence a need for vigilance and better transparency.
En 2012, la Douma russe adopte en première lecture une législation permettant de qualifier d’« agents de l’étranger » des associations considérées comme politiques et financées par des fonds extérieurs au pays. Elle vise notamment les organisations bénéficiant du soutien de l’United States Agency for International Development (USAID), considéré comme un agent d’influence par le ministère russe des Affaires étrangères. Derrière les manœuvres politiques, la crainte du Kremlin réside dans l’utilisation de ces organisations non gouvernementales (ONG) comme vecteurs d’ingérence. Accusées d’avoir fomenté les grandes manifestations de l’hiver 2011-2012, d’alimenter les « révolutions de couleurs » dans l’espace post-soviétique ou encore, par l’entremise de fonds qataris et saoudiens, l’islamisme du Caucase, les ONG font face à une politique répressive entravant leurs activités (1). La Russie a été rejointe par Israël (2) et la Chine (3) qui imposent une transparence des financements étrangers. En février 2021, la Hongrie de Viktor Orban a été sommée par la Commission européenne de retirer sa loi « civiltörvény » sur la « transparence des organisations civiles recevant des dons en provenance de l’étranger », de 2017, imposant la déclaration de tout financement étranger d’un montant supérieur à 24 000 euros annuels, à rendre public la liste des donateurs et à se présenter explicitement comme « organisation bénéficiant de fonds étrangers » (4).
Si ces décisions politiques sont critiquées – à raison – pour utiliser le prétexte de la sécurité afin de museler toute forme d’opposition et de restreindre les libertés publiques, la question de l’instrumentalisation des ONG par des services étrangers n’est pas l’apanage d’un pouvoir autoritaire. Avec près de 10 millions d’entités recensées dans le monde, les ONG se sont multipliées au point de devenir un acteur incontournable des relations internationales (5). Elles participent pleinement de la mondialisation et élaborent, appliquent et interprètent les normes juridiques auxquelles doivent se soumettre les États. Elles mobilisent également les opinions publiques et les sociétés civiles en jouant de leur impact réputationnel pour faire pression sur les gouvernements et les entreprises, via des stratégies de naming and shaming (6). Présentes au sein de grands forums internationaux, et notamment à l’ONU, elles mènent un travail de lobbying, de mise à l’agenda et d’alerte, par la publication de rapports documentant les violations du droit international.
Historiquement, les ONG sont pensées comme un acteur politique émanant de la société civile, et sont donc envisagées comme des organisations indépendantes des gouvernements idéologiquement, logistiquement et financièrement. Cependant, sous le double effet de leur professionnalisation et d’un brouillage croissant entre société civile et État, les liens entre ONG et gouvernements se sont renforcés, au point que des travaux universitaires identifient l’émergence d’une catégorie à part, les GONGOs (Governement-organized non governemental organizations), qui sont financées par des sources gouvernementales et créées à l’initiative de l’État, dont elles remplissent souvent le rôle de sous-traitants (7). Côté pile, elles peuvent accompagner le reflux de l’État providence en le suppléant dans la politique sociale. Côté face, elles peuvent également constituer un moyen de lutte contre des ONG critiques en servant de relais civil à un discours politique les décrédibilisant. La politisation du secteur des ONG en Israël, qui a émergé comme autre solution politique à l’effondrement de la gauche, a ainsi donné lieu à la création de contre-ONG visant à décrédibiliser leurs travaux en mettant l’accent sur leur manque de transparence (8). Les ONG présentent également l’avantage pour un État de permettre une défense plus agressive de sa politique en évitant l’écueil de la propagande gouvernementale, et en permettant éventuellement un déni plausible des opérations d’influence. Brooke Goldstein, la fondatrice du Lawfare Project, une association américaine qui vise à défendre par le moyen du droit les intérêts d’Israël à l’étranger, explique ainsi l’avantage de sa liberté institutionnelle par rapport au gouvernement israélien : « Le problème est la bureaucratie. Avec le gouvernement, vous avez trop de cuisiniers qui gâtent la sauce. Ils sont contraints par la négociation diplomatique. En tant que société civile, notre marge de manœuvre est plus grande (9). » Entretenant des liens privilégiés avec des gouvernements, ces organisations posent a fortiori la question de l’instrumentalisation, de l’infiltration, voire de l’arsenalisation possible par une puissance étrangère de ces organisations, en questionnant leur autonomie. Cet article propose de prendre au sérieux l’hypothèse d’un « téléguidage » de ces ONG par des services de renseignement étrangers, en les situant dans une perspective historique pour ensuite proposer une typologie des pratiques possibles.
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