Nouvelles leçons sur le Renseignement
Nouvelles leçons sur le Renseignement
Le renseignement reste difficile à définir, voire à appréhender. Se réduit-il à toute information, passée au crible de l’évaluation et du jugement humain, qui ne peut être obtenue par des moyens « avouables » ? D’où le secret qui l’entoure et dont il doit s’entourer. Objet de nombreuses tentatives de définition, souvent obscurcies par sa dénomination anglaise (Intelligence), la notion de renseignement doit être confrontée à la conception moderne de l’information. Si cette approche permet d’en cerner le champ, elle doit être prolongée par une meilleure appréhension de sa finalité et de ses destinataires. Peut-on, dans ces conditions, s’accorder sur une définition unique du renseignement ? Doit-on évoquer aujourd’hui l’existence d’une « crise du renseignement » ? Certes, son image a changé dans l’opinion du fait de la lutte contre le terrorisme qui a rendu son travail concret et compréhensible, au point d’occulter ses autres missions qui visent à assurer la sécurité du pays, entendu au sens large ; on l’a vu avec la pandémie.
En dépit des nombreux écrits, témoignages, notamment ceux de l’amiral Lacoste, pionnier en la matière, la connaissance de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté du renseignement demeure partielle. C’est cette lacune que comble l’ouvrage, on devrait même dire le manuel, au bon sens du terme, de Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez qui font œuvre utile afin d’intégrer le monde de l’espionnage dans nos sociétés démocratiques. En 2015, ils avaient commencé cet effort dans Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie, qu’ils avaient augmenté, en 2017, dans Leçons sur le renseignement ; tous deux chez Odile Jacob. Cette troisième approche, enrichie des attaques cybersponsorisées par des États, des menaces russe et chinoise, ou des diverses menaces hybrides contre les démocraties libérales élargit leur champ d’investigation.
Jean-Claude Cousseran, spécialiste du monde arabe, a été notamment ambassadeur en Syrie, premier directeur de la stratégie de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) de 1989 à 1992, puis son directeur général entre 2000 et 2003. Philippe Hayez, magistrat à la Cour des comptes, a exercé différentes fonctions au sein des ministères des Affaires étrangères et de la Défense, puis affecté à la DGSE de 2000 à 2006. Il a cofondé le séminaire Métis de Sciences Po sur les politiques de renseignement. Celles-ci sont traditionnellement considérées comme la proverbiale « dimension oubliée » des relations internationales. Il est vrai qu’il demeure absent de la plupart des manuels universitaires, peut-être parce qu’il aurait aussi été un « objet longtemps perdu des sciences sociales ». Voilà désormais cette lacune largement comblée avec cet ouvrage robuste, à peu près complet (bien qu’il ne traite que des démocraties occidentales, États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, France et Italie, dont les dépenses allouées au renseignement, 81 milliards de dollars en 2008, selon une rare synthèse américaine, représentent 75 % des dépenses mondiales). D’ailleurs, vingt États couvrent 93 % des dépenses mondiales ; on y retrouve la plupart des pays qui comptent.
La quinzaine d’années qui vient de s’écouler, de l’attaque des tours jumelles du World Trade Center aux révélations de l’objecteur de conscience Edward Snowden, a fait entrer comme jamais le renseignement dans le champ du débat public. Il n’est guère de formule dans le vocabulaire contemporain de la sécurité internationale qui ne vienne le rappeler, de la « connexion des points » essentielle à la lutte antiterroriste, à l’exploitation des métadonnées par les agences, en passant par les « exécutions ciblées » par drone ou la pratique des renditions. Dans ce contexte, il est presque étonnant que la notion de politique de renseignement (Intelligence Policy) soit encore si peu explorée, comparée à celles, familières, de politique de défense ou de politique de sécurité publique. Elle s’est cependant installée dans le paysage des démocraties à mesure que celles-ci reconnaissaient l’existence d’un contexte général de sécurité nationale dans lequel la contribution du renseignement était jugée indispensable. En France, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de juin 2008 a identifié une fonction stratégique « connaissance-anticipation » dans laquelle le renseignement joue un rôle de premier plan. Contrairement aux idées reçues, les sources d’étude du renseignement ne manquent pas. Certes, celui-ci demeure par nature une activité secrète et donc a priori difficilement accessible à la connaissance externe.
Les auteurs ne se limitent pas au renseignement en France et tentent une approche comparée des politiques de renseignement dans les démocraties occidentales, qui s’impose aujourd’hui comme une nécessité. La notion d’Occident, qui peut être jugée ambiguë, renvoie à l’histoire de nos sociétés et aux racines communes du renseignement. Celle de démocratie fait écho au contexte particulier qui fait des individus des citoyens auxquels on ne peut entièrement dissimuler le renseignement. Leur sujet est en fin de compte l’équilibre qui existe entre les exigences d’efficacité et de légitimité d’une politique publique, reconnue seulement en tant que telle en France par la loi du 24 juillet 2015. Quatorze chapitres explorent les notions essentielles à la définition des politiques de renseignement (renseignement, agence, communauté, recherche, action clandestine…), à éclairer les principaux champs d’application de celles-ci (sécurité intérieure, défense, diplomatie, économie et cybermenaces) et à définir les conditions majeures de leur mise en œuvre (pilotage, coopération et contrôle). Chacun de ces développements est l’occasion d’une réflexion sur les problématiques que doivent affronter les responsables publics. Lorsque cela est pertinent, des principes de politique sont mis en évidence ou suggérés.
Le renseignement ne peut en réalité être compris en faisant abstraction des cultures politiques et stratégiques nationales qui le sous-tendent. Incarnant peut-être le propre du renseignement, les activités de recherche, que leurs vecteurs soient humains (Human Intelligence ou HUMINT) ou techniques (Signal Intelligence ou SIGINT), font appel à des savoir-faire particuliers, visant au recrutement et à la manipulation d’agents ou à l’extraction de fragments d’informations. Elles concentrent également une part importante des risques et des coûts. Que cherche-t-on au juste via le renseignement, qui ne puisse être acquis autrement ? Quelle peut être l’efficacité théorique et pratique de cette activité dans un monde d’informations surabondantes ? Comment aborder le problème de la légitimité des méthodes employées au temps de la Digital Intelligence ? Contrairement aux apparences, il n’existe pas de renseignement brut, c’est-à-dire qui ne soit pas présenté, interprété et restitué dans son contexte par son analyse. Quelles exigences particulières s’attachent à cette analyse du renseignement ? Qu’est-ce que l’« orientation » ? Comment les services pratiquent en interne le Knowledge Management que leur activité appelle ? Comment organiser cette fonction au sein des États afin d’apporter aux autorités la contribution la plus pertinente et la plus objective ? Qui sont au juste les « analystes » des services ? Comment partager le résultat avec les autres administrations consommatrices de renseignement et productrices d’information utile ?
Étroitement liée à la notion de service « spécial », l’action clandestine confiée à certains services revêt une dimension d’abord technique (favoriser le recueil dans des zones peu accessibles), particulièrement adaptée à la prolifération des théâtres de crise et à l’évolution contemporaine des menaces. Elle prend parfois une dimension stratégique, quand elle est perçue comme une alternative à la diplomatie ou à la guerre. Comment accepter aujourd’hui l’« action couverte » ? Celle-ci relève-t-elle réellement des services de renseignement ou s’inscrit-elle dans une évolution des missions et des modes d’action des forces armées ? Le culte de l’« action », auquel certaines agences auraient cédé, est-il compatible avec la recherche du renseignement ? La clandestinité a-t-elle un avenir dans un monde globalisé ? La lutte contre le terrorisme international est devenue à l’évidence depuis des décennies la mission prioritaire des agences de renseignement. S’agit-il de la première « politique guidée par le renseignement » (Intelligence-led Policing) ? Quels objectifs assigne-t-on aux services dans ce domaine ? De quels atouts disposent-ils pour cette politique ? Comment s’esquisse la coopération entre les services et avec leurs partenaires ? Quelles pratiques nouvelles cette priorité a-t-elle engendrées au sein même des agences, qui puissent constituer des atouts pour l’avenir ? La cyberdimension, qui a fait irruption dans le champ des politiques de sécurité il y a quelques années, affecte de manière croissante la vie collective. Cyberattaques, cyber-espionnage, voire cyberguerres, sont de plus en plus évoqués comme justifiant une adaptation des postures de sécurité nationale. Faut-il opérer des distinctions entre les menaces liées à l’apparition de ce monde interconnecté ? Cette nouvelle dimension renouvelle-t-elle les modes d’action du renseignement ou les dévalue-t-elle ? Comment les organisations et les politiques tiennent-elles compte de cette réalité ?
Initialement confondus, le renseignement et la diplomatie sont devenus des instruments distincts depuis au moins deux siècles. Ils entretiennent désormais des liens étroits et subtils. Quelle division du travail retenir entre diplomates et acteurs du renseignement ? Comment cohabitent les deux fonctions régaliennes ? Subsiste-t-il une place pour la « diplomatie parallèle » ? Quelle part le renseignement peut-il prendre dans la « politique d’influence » recherchée par la plupart des États contemporains ? Depuis plus d’une décennie, le renseignement prend également une place accrue dans les politiques de défense. Comment cette évolution se traduit-elle dans les doctrines, les organisations et les programmes militaires ? Quelle distance sépare encore le renseignement militaire du renseignement de défense ? Quels sont les besoins actuels en renseignement des forces armées ? Le renseignement militaire est-il soluble dans l’« information de combat » ? Les objectifs économiques n’apparaissent, pour leur part, que rarement dans les politiques de renseignement. Ils figurent pourtant au cœur des préoccupations de sécurité des dirigeants et des populations. Quelle importance accorder à la mobilisation du renseignement au service de l’économie ? Quelle place définir pour le renseignement économique, au vu des attentes et des chausse-trapes ? Quels types de relations peut-on imaginer entre les services d’État et les entreprises ? L’intelligence économique relève-t-elle des logiques et des politiques de renseignement ?
Activité secrète, le renseignement est régulièrement soupçonné tantôt d’être dévoyé de son objet par ses maîtres, tantôt d’être négligé par eux, tantôt de poursuivre des desseins propres. Que signifie cette immersion des appareils de renseignement dans les réalités politiques ? Faut-il la prévenir ou doit-on l’assumer ? La préoccupation centrale des auteurs est en fin de compte de déterminer l’équilibre qui existe entre les exigences d’efficacité et de légitimité d’une politique publique, reconnue seulement en tant que telle en France par la loi du 24 juillet 2015. Comme l’indique Sir David Omand, éminent spécialiste britannique : « Les agences gouvernementales de renseignement dont nous disposons aujourd’hui, reconnues par leurs autorités, responsables sur le plan démocratique, supervisées de manière indépendante et visible publiquement sur la Toile, opérant selon un strict code éthique, peuvent-elles être en mesure de collecter du renseignement secret et de s’engager dans une action secrète efficace ? » Pour garan tir sa légitimité, le renseignement doit non seulement convaincre de son efficacité, mais aussi déroger le moins possible aux principes des démocraties qu’il vise à protéger.
Jean-Claude Cousseran et Philippe Hayez présentent leur ouvrage comme d’initiation, correspondant à une vision française, et destiné à un public non spécialisé. Ni témoignage ni même plaidoyer, il a pour ambition d’offrir aux étudiants francophones un livre de référence, dont il est à souhaiter qu’il nourrisse d’autres entreprises intellectuelles. Il vise aussi à proposer aux citoyens une base de connaissances permettant d’instruire une réflexion qui ne peut seulement résulter de la contemplation de l’actualité. Disons franchement que son lectorat dépasse de loin cette audience. Nos auteurs avancent qu’ils n’ont pas eu la prétention d’apporter des réponses toutes faites à ces questions complexes. Mais en les identifiant plus précisément et en recherchant leur mise en contexte, ils contribuent hautement à éclairer les débats qui ne manqueront pas, à chaud ou à froid, de continuer à traverser les démocraties au cours des prochaines années qui, nul ne peut en douter, seront beaucoup plus exigeantes dans les domaines comme la diplomatie, la défense, la sécurité et le renseignement formant une chaîne de plus en plus solidaire. ♦