La projection de forces est une réalité ancienne pour les armées françaises, alternant avec les phases de défense du territoire. À partir du milieu des années 1970, les forces ont construit une aptitude à être projetées, sans pour autant être confronté à des engagements de haute intensité qui pourraient redevenir une réalité opérationnelle.
La guerre du Golfe, creuset de la projection de forces contemporaine ?
The Gulf War, the Crucible of Contemporary Force Projection?
Force projection has long been a task for French forces, alternating with phases of defence of the home territory. From the mid nineteen-seventies the forces had been building their ability for projection yet without facing any high-intensity commitments which could develop into operational reality.
Inconnue du Livre blanc de 1972 qui parlait de « capacité d’intervention » à propos de « l’action hors d’Europe » (1), l’expression « projection de forces » est apparue dans celui de 1994. Elle y était corrélée à une situation de « conflit régional ne mettant pas en cause nos intérêts vitaux », mais dont les rédacteurs notaient au passage qu’elle pouvait « déboucher sur des engagements de haute intensité » (2). Entre les deux Livres blancs avait bien sûr eu lieu la guerre du Golfe. Quelle étape a-t-elle représentée pour la projection de forces ? Jusqu’où a-t-elle vérifié le lien entre cette projection et la haute intensité ? En quoi éclaire-t-elle la genèse de la donne stratégique actuelle ? Pour répondre à ces questions, je commencerai par un rappel sur la place de la projection de forces dans l’histoire militaire française, puis je replacerai la projection de 1990-1991 dans son contexte avant de confronter l’héritage de la guerre du Golfe aux défis d’aujourd’hui.
La projection de forces : un vieux débat
Si récent soit le concept de projection de forces, la réalité qu’il décrit est immémoriale et a toujours suscité des débats. Les croisades, par exemple, furent la cible de critiques à dominante théologique, mais qui visaient aussi le coût prohibitif des opérations en Orient (3). Plus près de nous, la catastrophe de 1870 fut assez largement interprétée comme la sanction d’expéditions coloniales au cours desquelles l’armée française s’était habituée à des succès faciles. C’était encore la conviction du futur maréchal Foch en 1904 : à ces campagnes d’outre-mer où « on a plus à lutter contre les maladies que contre un ennemi organisé », il opposait « la guerre aux proportions gigantesques » (4) telle qu’elle avait lieu entre Européens. Pour Foch, cette guerre était la seule vraie guerre, parce qu’elle avait pour enjeu la survie même des nations en cause et supposait donc leur mobilisation générale par le biais de la conscription.
En 1934, le lieutenant-colonel de Gaulle liait au contraire le thème de la projection et celui de l’armée de métier : « Notre stratégie ne saurait se borner à la stricte défense du territoire », disait-il. « Bon gré mal gré, nous faisons partie d’un certain ordre établi, dont tous les éléments se trouvent solidaires. [C’est pourquoi] … nous devons être prêts à agir au-dehors, à toute heure, en toute occasion. Comment pratiquement le faire, s’il faut, pour entreprendre quoi que ce soit, mobiliser des réserves ? » (5). Notons cependant que les projections auxquelles songeait alors de Gaulle n’avaient pas pour horizon l’outre-mer, mais bien le Vieux Continent ; il les motivait notamment par la nécessité d’honorer les obligations de la France envers ses alliés d’Europe centrale menacés par l’Allemagne. Sur les expéditions ultramarines, de Gaulle semble avoir partagé l’avis de Foch, d’où, à partir de 1958, sa volonté de se dépêtrer d’un héritage colonial dont les servitudes grevaient la modernisation de nos armées.
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