Les Fondamentaux de la puissance aérienne moderne
Les Fondamentaux de la puissance aérienne moderne
En 1986, l’Amiral Lacoste (1924-2020) publiait Stratégies navales du présent (Éditions J.-C. Lattès). Cet ouvrage constituait alors un véritable vade-mecum pour comprendre à quoi sert une marine de guerre et comment se construisait une stratégie maritime dans le cadre d’une politique de défense. Car, au-delà de l’image de la mer et de la plage, trop souvent nos responsables et décideurs ignoraient ce qui se passait derrière l’horizon et restaient indifférents à la dimension navale de la puissance.
Le livre du général (2S) Steininger, ancien commandant des Forces aériennes stratégiques (FAS) constitue – 35 ans après le fait maritime – le manuel indispensable pour comprendre la réalité complexe du fait aérien. Là encore, entre les rêves du Petit Prince, les images de Top Gun (1), ou le panache tricolore de la PAF, trop de nos décideurs et de nos concitoyens ignorent les enjeux et la réalité de cette troisième dimension, captivante et fascinante, mais mal connue.
Avec un style très précis et pédagogique, l’auteur fait œuvre utile pour expliquer des faits en les replaçant dans leur contexte historique, dresser des perspectives et illustrer l’importance croissante et inévitable de la puissance aérienne, en s’appuyant sur des données précises et des exemples d’opérations aériennes avec leurs réussites ou leurs échecs.
Il est vrai qu’il n’est pas aisé de décrypter un outil militaire considéré comme élitiste dès son apparition à la fin du XIXe siècle et très lié à la science et à la technologie. Cette dimension est effectivement prégnante depuis le début et même si la qualité des hommes et des femmes servant l’arme aérienne est indispensable, l’apport de la technique y est décisif et détermine de plus en plus la capacité opérationnelle d’une force aérienne. De ce fait, il faut souligner que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont principalement les États-Unis qui sont l’archétype de la puissance aérienne moderne avec une capacité d’innovation quasiment unique, s’appuyant sur une industrie puissante et des financements quasi illimités, par rapport aux autres pays. Cette innovation touche aussi bien la technique aéronautique, la doctrine que l’emploi en opérations, mais aussi l’anticipation, ce qui est très bien documenté dans ce livre.
C’est ainsi que des experts comme John Boyd (2) (concepteur de l’avion F-16 (3) et de la doctrine de la boucle OODA), John Warden ou encore Jason Barlow ont largement façonné non seulement l’US Air Force et la plupart des armées de l’air occidentales. De plus, la supériorité aérienne obtenue de facto par l’Occident depuis la chute du bloc soviétique a entraîné une forme d’illusion sur la liberté d’action dans la troisième dimension pour les Alliés dans la conduite des dernières opérations. Philippe Steininger souligne, à juste titre, que cette supériorité est aujourd’hui remise en cause par le développement de systèmes sol-air très performants comme le S-400 russe, s’inscrivant dans une stratégie A2/AD (4) de déni d’accès et interdiction de zone. De plus, l’arrivée des drones et leur banalisation vont également changer la donne dans le cadre de la maîtrise de la troisième dimension. L’Arménie l’a chèrement payé face aux essaims de drones suicides fabriqués en nombre et à bas coût mis en œuvre par l’Azerbaïdjan. Là encore, matière à réflexion et à évolution pour les armées occidentales pour éviter de tomber dans un complexe de « supériorité », après tant d’années de domination quasi incontestée dans les airs.
Ces évolutions technologiques et doctrinales sont à la fois rapides, de plus en plus complexes et donc très coûteuses pour les pays, au point de réduire drastiquement les flottes en raison de l’augmentation quasi exponentielle du prix des avions (5). À cet effet, le chapitre consacré aux scénarios d’engagement durcis est essentiel surtout pour les décideurs politiques appelés à décider les formats des parcs d’aéronefs. Et cela d’autant plus que le temps des chaînes industrielles produisant des avions militaires par centaines est révolu depuis longtemps. Il n’est plus possible de remplacer en quelques mois des appareils perdus en opération, sans parler même du recrutement et de la formation des pilotes de chasse. Il faut désormais au minimum deux ans pour produire un avion avec toute la chaîne des sous-traitants. De ce fait, il est désormais indispensable de prendre en compte ce risque d’attrition et cela dès la prochaine LPM, que ce soit pour les Rafale comme pour le Scaf. Les calculs présentés ici sont particulièrement éclairants, voire inquiétants au regard du parc actuellement disponible pour la France et qui serait mis à mal dans une confrontation avec un adversaire disposant de vraies capacités.
Par ailleurs, l’auteur revient sur les questions essentielles de l’interopérabilité, aujourd’hui indispensable en opérations. Plus que dans d’autres dimensions, l’air impose cette capacité à faire travailler ensemble des plateformes de natures diverses, avec le fait que ce sont les États-Unis – du moins pour les aviations occidentales – qui imposent leurs normes comme le F-35 qui crée une relation de subordination réelle de la part des pays participant au programme. Le F-35 est plus qu’un avion de combat en devenant un système fédérateur d’effets et structurant pour les cinquante ans à venir, tout en absorbant les capacités financières des États clients, au détriment de l’industrie européenne, en perte de vitesse et d’autonomie.
D’où l’enjeu majeur du programme franco-germano-espagnol du Scaf, indispensable pour préserver une indépendance stratégique, la difficulté étant que les besoins opérationnels des trois pays ne sont pas identiques, la France ayant à mettre en œuvre ce futur engin pour assurer la dissuasion nucléaire et équiper le groupe aéronaval. Les discussions sont laborieuses et compliquées d’autant plus que les intérêts nationaux divergent au niveau industriel et sur les règles d’exportation. Sur ce projet, la difficulté est à la fois de concilier des approches différentes et de les inscrire là encore sur la durée. Désormais, un tel programme, et c’est également valable pour les avions de transport stratégique, s’étalera sur plus d’un demi-siècle avec une quinzaine d’années d’études et de développement, et plus de quarante années d’emploi opérationnel, alors même que les technologies avancent à grande vitesse, dont celles autour de l’intelligence artificielle (IA). C’est donc un véritable défi souligné dans l’ouvrage, car il n’est pas simple d’éviter les obsolescences des systèmes d’armes tout en permettant leur évolutivité et leur adaptation à de nouveaux contextes d’engagement non connus aujourd’hui.
Autant de questions et de réponses ainsi rassemblées dans cet ouvrage indispensable pour comprendre les clefs des fondamentaux de la puissance aérienne, d’autant plus que la France a été et reste une grande nation pionnière dans le domaine de l’aéronautique. Cette compréhension est aujourd’hui d’autant plus importante que la compétition stratégique s’est accélérée et que les États qui renonceraient à la puissance aérienne seraient irrémédiablement déclassés, perdant ainsi une grande part de leur souveraineté. ♦
(1) En attendant Top Gun 2.
(2) 1927-1997 – OODA (Observe, Orient, Decide, Act).
(3) Le programme aboutissant au F-16 est lancé début 1971. General Dynamics (aujourd’hui Lockheed Martin) développe son prototype qui effectue son premier vol en février 1974. Le F-16 entre en service en août 1978. Toujours fabriqué, il a dépassé les 4 700 exemplaires produits.
(4) Anti Access/Area Denial.
(5) Entre 60 à 100 millions de dollars par appareil.