Guerre au Rwanda – L’espoir brisé 1991-1994
Guerre au Rwanda – L’espoir brisé 1991-1994
Saint-Cyrien de la promotion « Brunet de Sairigné », issu des troupes de marine, le général de corps d’armée Dominique Delort nous livre ici ses souvenirs d’une crise qui a profondément marqué l’armée française par les soupçons qu’elle a – faussement – entretenus, ce qui rend le sujet particulièrement sensible.
Deux points de départ doivent baliser la réflexion dès lors que l’on évoque cette crise. Tout d’abord, le Rwanda n’a aucun passé colonial avec la France, il s’agissait d’une possession belge, ce qui fait qu’il n’y a jamais eu d’accord de défense signé entre Paris et Kigali. De plus, cette crise se situe au moment du discours de La Baule par lequel François Mitterrand, alors président de la République, subordonne le soutien de la France aux pays africains à leur évolution démocratique. L’armée régulière rwandaise, « forte » de 10 000 hommes n’était pas en mesure de s’opposer avec succès à cette rébel lion, sans aide extérieure. Un détachement d’assistance militaire et d’instruction (Dami) du 1er RPIMa est envoyé sur place, ainsi qu’une compagnie « Guépard », essentiellement pour protéger nos ressortissants. La règle politique française fixée par l’Élysée est « Pas d’intervention militaire directe au Rwanda ».
Toutes les pièces du puzzle sont en place. Le FPR (Front patriotique rwandais) se donne comme chef le major Kagame (Tutsi) qui rentre d’un stage aux États-Unis, tan dis qu’Habyarimana, le chef de l’État (Hutu), a bien compris la nouvelle donne française. C’est à la même époque, septembre 1991, que le colonel Delort est affecté à l’EMA, où il est nommé Conseiller Afrique du Cema, l’amiral Lanxade. Cette position est l’occasion pour l’auteur de donner une bonne description du fonctionnement du premier cercle autour du Cema.
Un déplacement à Noël 1991 au Rwanda, en accompagnement du Cema permet à l’auteur de se rendre compte de la réalité sur place : l’incapacité des Forces armées rwandaises (FAR) de s’opposer à la rébellion tutsie de l’APR, bras armé du FPR, ainsi que le rôle de la diaspora tutsie en Ouganda. Les forces françaises sont symboliques, le Dami d’un effectif d’une quinzaine de cadres et une compagnie d’infanterie sur l’aéroport de Kigali, moyen indispensable pour l’évacuation des ressortissants, mais compagnie aux moyens très réduits. Manifestement, l’engagement français au Rwanda se fait a minima.
Pour se montrer conforme à l’esprit de La Baule, le 4 avril 1992, Habyarimana forme un gouvernement de coalition avec l’opposition, dans le but de parvenir à un accord avec le FPR. La France subordonnant son aide à l’ouverture de négociations, Habyarimana se trouve contraint de les ouvrir. Une seconde compagnie française a été déployée sur l’aéroport de Kigali (détachement Noroît) dans l’hypothèse d’avoir à récupérer le Dami. Devant l’aggravation de la situation locale, le colonel Delort est envoyé par le Cema en mission d’évaluation sur place avec le colonel du 1er RPIMa et un autre colonel de la Coopération.
Il ne peut qu’y constater une situation grave, les FAR étant incapables de contenir un effort sérieux du FPR. Il préconise donc une aide française, faute de quoi, en cas d’effondrement des FAR, le pays risquerait de sombrer dans une guerre civile dont il est alors impossible de mesurer l’ampleur. L’envoi de canons pour fournir un appui feu est décidé, mais la situation empire, si bien que le colonel Delort est à nouveau missionné sur place. Il ne peut que constater l’aggravation de la situation. La batterie d’artillerie (matériel 105 HM2) est projetée et l’instruction du personnel rwandais commence rapidement. Devant la tension de plus en plus perceptible, alors que le colonel Delort est de retour à Paris, la décision est prise d’une action indirecte de la France sous la forme d’une assistance opérationnelle d’urgence, le personnel des 1er RPIMa et 35e RAP tenant le rôle de « moniteurs opérationnels » sous les ordres du colonel Rosier, demeuré sur place. Pendant que se déroulent ces combats, une négociation s’ouvre entre gouvernementaux et FPR à Arusha, devant déboucher sur un cessez-le-feu préalable et un arrêt des combats sur la ligne des contacts. La France est observatrice : les négociations tournent autour de la participation du FPR au gouvernement.
Le colonel Delort est alors envoyé comme observateur à la conférence d’Ashura III, visant à déterminer la nature du futur gouvernement rwandais. Auparavant, il aura pu décrypter le soutien américain au FPR et à Kagamé, ainsi qu’à l’Ouganda et à son jeu trouble. Au cours des pourparlers, alors que le FPR se montrera très offensif, les gouvernementaux seront toujours sur la défensive. Quant aux élections, se sachant minoritaire, le FPR n’en veut pas. Le rendu de ces négociations par l’auteur est suave. Finalement, un accord intervient le 30 octobre entre les deux parties.
Subitement, le 7 février 1993, le FPR repasse à l’attaque et s’empare de la ville de Ruhengeri, où des ressortissants français se trouvent bloqués. Le colonel Delort est à nouveau envoyé sur place. Avec le chef de corps du 21e RIMa, qui a renforcé Noroît, le colonel Delort monte l’opération Volcan qui aboutira à l’exfiltration en souplesse des ressortissants français, avec l’accord tacite du FPR. En contact permanent avec Paris, face au maintien de la pression du FPR sur les FAR, le colonel Delort juge la situation proche de l’effondrement. Le 11 février au soir, à sa demande et après accord de Paris, le colonel Delort est reçu par le président Habyarimana. Il lui confirme que les forces françaises déployées au Rwanda n’y sont pas pour se substituer aux FAR, mais pour assurer la sécurité de nos ressortissants avec leur évacuation, le cas échéant.
Paris ayant envoyé sur place le conseiller Afrique de l’Élysée et le directeur des affaires africaines du Quai d’Orsay, le colonel Delort les accompagne à Entebbe, où le dirigeant ougandais, Museveni soutien de Kagame, les reçoit. Tout accord de cessez-le-feu ne pouvait passer que par Entebbe. Un recours à l’ONU est également envisagé. Quant aux dirigeants rwandais, Président et Premier ministre, ils refusent toujours de sig ner un communiqué commun. La position du colonel Delort, en contact quotidien avec Paris, est compliquée : sa mission consiste à être en mesure d’évacuer les ressortissants français, pas de défendre Kigali. Mais Paris affichant son opposition à toute prise du pouvoir par la force, Kagame, qui surestime les moyens français, est en droit de craindre leur intervention contre lui, si d’aventure, il s’aventurait vers Kigali. Enfin, le 16 février, le colonel Delort reçoit un fax de l’EMA le désignant comme commandant des éléments français dans le cas où un renforcement du dispositif Noroît s’imposerait.
Le 19 matin, un conseil restreint se tient à l’Élysée, avec le Rwanda à l’ordre du jour. Peu après, le colonel Delort, confirmé comme ComOps de l’ensemble des moyens militaires français (y compris ceux relevant de la coopération), apprend que ses moyens sont renforcés, que ce soit Noroît (deux compagnies et une SML) ou le Dami (rebaptisé Chimère et commandé par le colonel Tauzin, nouveau chef de corps du 1er RPIMa). Le 21 au soir, ayant déployé ses renforts, le colonel Delort diffuse son ordre d’opérations visant à s’assurer toute liberté d’action en cas d’évacuation des ressortissants européens. Dans le récit qu’en fait l’auteur, le lecteur découvrira comment il a vécu cette période, écartelé entre la réalité du terrain rwandais, les contradictions internes du pays et sa mission fixée par Paris. De l’ensemble de ses contraintes et impératifs, il tire la conclusion qu’il possède la capacité de dissuader une éventuelle action en force du FPR/APR, certainement pas de la stopper.
Le 9 mars, un accord de cessez-le-feu est signé à Dar es-Salaam entre les gouvernementaux et le FPR, lequel doit retirer ses troupes à hauteur des lignes qu’il occupait avant l’offensive du 8 février. Les « forces étrangères » (lire les forces françaises, mais également les conseillers ougandais du FPR) doivent se retirer et être remplacées par une force internationale, sous égide de l’OUA et de l’ONU. Indirectement, Noroît autant que Chimère ont fortement contribué à cette sortie de crise. Si le FPR/APR se retire effectivement sur la ligne qui lui a été fixée, il n’en demeure pas moins qu’il maintient dans la zone évacuée des éléments légers de surveillance. Le démontage de Noroît a lieu si bien que ce dispositif revient, dès la fin mars, à ce qu’il était avant le 7 février, c’est-à-dire une compagnie. Le 26 mars, le colonel Delort embarquait pour la France.
Le rôle personnel du colonel Delort dans la crise rwandaise s’arrêtera à l’issue d’une mission au siège des Nations unies, pour lever les réticences américaines, préalablement au vote de la résolution 846.
La suite est connue, la mise sur pied et l’échec total de la mission des Nations unies, la Minuar, à l’issue de la signature des accords d’Arusha, signés le 4 août 1993, qui aboutissent à un partage du pouvoir à Kigali. Après le déploiement de la Minuar, les derniers éléments de Noroît quittent le Rwanda et la présence militaire française est drastiquement ramenée à 24 personnes, alors qu’un bataillon du FPR/APR se déploie dans la capitale. Le général Delort explique comment, un point clé des accords, la prise en charge budgétaire de la démobilisation des soldats des FAR non retenus dans la future armée, ne s’est pas faite. De cette frustration naîtra un profond sentiment de trahison pour les anciens soldats des FAR.
C’est alors qu’intervient, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, la catastrophe de l’attentat contre le président Habyarimana, tué par un missile qui a atteint son avion, au moment de l’atterrissage à Kigali. Immédiatement, l’évacuation des ressortissants français et européens se met en place, sous le commandement du colonel Henri Poncet, qui réalise là, avec succès, une opération délicate et difficile. Quant à la Minuar, elle se disloque.
C’est à ce moment que se déroulent simultanément l’offensive du FPR, laquelle mettra trois mois à s’emparer de Kigali, et les massacres des Tutsis (à une époque où il n’y avait strictement plus aucune unité militaire française dans le pays). Massacres de Tutsis, mais également de Hutus. S’il s’agit d’intervenir, c’est dorénavant, uniquement dans un but humanitaire. La France est quasiment seule en ligne. Un général est désigné, le général Lafourcade. Ce sera l’opération Turquoise, sur mandat des Nations unies (résolution 929), à but humanitaire, tout en restant dissuasive face à toute menace : opération politiquement sensible, militairement délicate et logistiquement très complexe. Le déploiement a lieu à partir des aérodromes zaïrois de Goma et de Kisangani. À compter du 5 juillet, les moyens étant réunis (soit 2 500 hommes, rejoints un mois plus tard par des contingents africains), il est créé une zone humanitaire sûre (ZHS) où les exactions seraient combattues et les flux de population dirigés vers des refuges zaïrois sécurisés. Turquoise va ainsi permettre l’écoulement pas trop chaotique de millions de réfugiés, tout en combattant une grave épidémie de choléra (50 000 victimes à enterrer), centrée sur Goma. L’opération s’achève le 22 août. Le 4 juillet, Kigali est tombé.
Ce rappel factuel, certes un peu long, est indispensable pour bien appréhender cette tragédie de façon globale. À l’évidence, à aucun moment, l’armée française n’a participé ni même encouragé ou appuyé de quelconques actes génocidaires. Certes, certains assassins, ayant pu se fondre dans la foule, sont sûrement passés dans les ZHS, ce qui leur a permis d’être exfiltrés vers le Zaïre. Mais, la chronologie et la géographie, soit le cadre espace-temps de l’opération illustrent clairement qu’elle n’a, en aucune manière, facilité le génocide, déjà largement à l’œuvre avant le déploiement de l’opération Turquoise. D’ailleurs, le nouveau pouvoir rwandais s’est fort bien accommodé de la présence de Turquoise jusqu’au moment où le Premier ministre, Édouard Balladur, en a décidé le terme, conformément à ce qui avait été prévu lors de son déclenchement.
La question fondamentale réside dans le fait que l’armée française, soutien objectif des FAR les deux années précédentes, mais comme on l’a vu, selon une stratégie indirecte, jamais directement, n’était peut-être pas la meilleure placée pour la mise en œuvre de cette opération humanitaire. Mais, force est de constater que, face au vide béant des nations potentiellement en mesure « d’y aller », la France s’est trouvée seule. Ce fut son honneur et celui de ses armées de s’y être engagées.
In fine, au-delà de la réfutation des graves et lourdes – et fausses – accusations auxquelles cette opération a donné lieu, l’intérêt de ces Mémoires du général Delort réside dans l’illustration concrète autant que vivante qu’il fournit du fonctionnement de la chaîne de commandement des opérations en France. Chaîne de commandement unique et parfaitement cohérente. Unique, car centralisée aux ordres du Cema qui exerce le commandement opérationnel sur l’ensemble des forces françaises engagées où que ce soit, quel qu’en soit le cadre, national, multinational ou interallié. Tout commandant d’opération sur un théâtre n’a que le Cema comme chef français. Cela est illustré presque à chaque page par le général Delort. Chaîne de commandement cohérente, car devant répondre et traduire de façon militaire (opérationnelle) les intentions politiques du plus haut niveau. À ce sujet, il illustre fort bien le rôle des conseils restreints qui se tiennent à l’Élysée, d’où partent toutes les décisions, et auxquels le Cema assiste toujours. Ce témoignage instruit également l’itération permanente entre l’échelon de commandement parisien, l’EMA (par le sous-chef Opérations) et le commandant de théâtre engagé sur le terrain, en contact quotidien et même multiquotidien. Cette chaîne de commandement n’est pas monolithique. En effet, et cela est encore magistralement exposé par le général Delort, il existe une liaison permanente au plus haut niveau entre l’EMA et le quai d’Orsay, le Cema participant aux réunions décisionnelles de la cellule de crise du quai d’Orsay mise sur pied à l’occasion de telle ou telle crise qui donne un engagement militaire de la France, aussi minime soit-il.
À ce titre, cet ouvrage devrait être lu par tous les stagiaires de l’enseignement militaire supérieur, qui y trouveraient, de manière concrète, de quoi nourrir leurs réflexions sur le commandement opérationnel, raison même de leur stage à l’École de Guerre. Par ailleurs, cet ouvrage constituera, ne serait-ce que pour cette raison, une brique pour les historiens des générations futures qui auront la lourde tâche d’écrire l’histoire des armées françaises au tournant du siècle dernier. À ces lecteurs « utilitaires » s’ajoute bien évidemment la grande masse des lecteurs intéressés aussi bien par les questions de défense que d’actualité, qui trouveront dans ce livre, largement de quoi étancher leur curiosité. ♦