The Kill Chain – Defending America in the Future of High-Tech Warfare
The Kill Chain – Defending America in the Future of High-Tech Warfare
Plus de quarante ans après la révolution dans les affaires militaires des années 1980-1990, une nouvelle révolution issue de la conjugaison, de la révolution numérique, de l’intelligence artificielle (IA) et de technologies émergentes serait-elle sur le point de s’imposer ? Une nouvelle RMA beaucoup plus radicale que la précédente du fait du changement en profondeur qu’elle implique, pour les principes et les processus d’acquisition des systèmes de défense, la conduite des opérations, l’organisation des forces armées et, en définitive, les politiques de défense.
Parmi la publication pléthorique de rapports officiels, livres et articles qui traitent de ces sujets, un ouvrage paru en 2020, The Kill Chain, non traduit en français, écrit par Christian Brose ancien Senior Policy Advisor du sénateur John McCain et ancien Staff Director de la Commission des forces armées du Sénat, mérite toute notre attention, car il est particulièrement stimulant, mais aussi très alarmiste. Il résume, en effet, les grandes problématiques qui se posent maintenant aux responsables de la défense et dresse un tableau sévère des pratiques actuelles du Pentagone particulièrement en matière d’intégration des nouvelles technologies dans l’organisation des forces armées et dans les processus d’acquisition. Même si cet opus est essentiellement centré sur les États-Unis, son analyse des carences de la politique de défense américaine et des solutions pour y remédier nous concerne directement du fait, d’une part de l’influence des concepts américains sur notre propre système de défense et sur la pensée stratégique française et, d’autre part, parce que nous vivons également cette révolution technologique et conceptuelle, et que celle-ci implique un bouleversement de notre politique de défense dans toutes ses composantes (1).
Le message explicite de ce livre est que le Pentagone doit, de toute urgence, se transformer en prenant en compte la révolution de l’information et les nouvelles technologies de rupture, au risque de perdre toute capacité à dissuader et à affronter une agression, en un mot de perdre la suprématie militaire des États-Unis. Christian Brose va même plus loin, car il estime que, vis-à-vis de la Chine, les forces armées américaines sont déjà en train de perdre leur supériorité et qu’elles sont sur la voie du déclassement et du déclin, avec toutes les conséquences géopolitiques que cela implique. Ce déclassement est donc vu par l’auteur tout au long du livre, à travers le prisme de l’affrontement avec la Chine, affrontement qui constitue l’horizon stratégique américain. Les forces armées doivent en conséquence se préparer à un combat de « haute intensité » (2) contre la Chine et que, dans ce contexte et si le Pentagone ne se transforme pas en profondeur, ce combat sera perdu.
Tout d’abord Christian Brose s’attache à définir ce qu’il entend par : The Kill Chain, le titre de son livre, qui constituera le fil conducteur de son argumentation. Il s’agit du processus très ancien utilisé depuis la nuit des temps par les militaires, qui comprend trois étapes et se résume dans le triptyque bien connu « comprendre-décider-agir ». Le tout est l’ensemble des actions non-violentes, non-létales ou létales qui sont indispensables pour assurer sa domination dans toutes les formes de conflits. Jusque-là rien de nouveau, en revanche ce qui est nouveau est son lien avec la révolution de l’information qui a donné, dès les années 1990, le concept de la guerre en réseaux. Les nouvelles technologies ont transformé le recueil, le traitement et la distribution de l’information de telle sorte que la Kill Chain comprend de multiples données qui peuvent être distribuées à tous les niveaux par l’intermédiaire des réseaux du champ de bataille.
L’auteur s’attache à démontrer que, malgré les discours sur l’impact de la révolution de l’information, la sphère de défense américaine n’a en réalité pas vraiment pris en compte cette révolution et continue de privilégier, par exemple, l’achat des plateformes de la guerre froide comme les porte-avions, les avions de chasse ou les chars, plutôt que de raisonner en termes de Kill Chain. Cette situation est d’autant plus dangereuse que l’apparition de nouvelles technologies déstabilisatrices ne fait qu’accentuer l’impact de la révolution de l’information. Particulièrement dans les étapes « comprendre et décider ».
En revanche, la Chine – ou plutôt le parti communiste chinois – a su prendre ce virage conceptuel et technologique en développant notamment ses capacités anti-accès, ses missiles hypervéloces, ses armes spatiales, sa capacité à neutraliser les systèmes de commandement et contrôle américains, et en cherchant à devenir le leader mondial en IA, dans les biotechnologies et la robotique. Elle devient non seulement « le plus sérieux compétiteur des États-Unis » (3), mais plus encore elle est sur le point d’acquérir la supériorité militaire. « Close the Kill Chain » tel est le leitmotiv de ce livre et Christian Brose aborde, tour à tour, les composantes de cette chaîne pour en décliner les insuffisances et proposer des solutions afin de la rendre efficace.
Bien sûr il n’est pas question, ici, de résumer ou retracer complètement le raisonnement et l’argumentation de l’auteur, mais on peut organiser ses arguments en deux volets : le processus global d’acquisition des systèmes d’armes, puis l’organisation des forces armées et les concepts opérationnels. S’agissant du processus de conception, de développement et d’acquisition des systèmes d’armes, il le juge trop englué dans une bureaucratie lourde et pléthorique, trop préoccupée des risques de gaspillage, empêchée par le surcroît de règlements administratifs et par un choix d’améliorations incrémentielles de systèmes existants. L’auteur se livre à une très sévère et récurrente critique de ce qui est pour lui le symbole des carences du système américain, c’est-à-dire le processus qui consiste à toujours investir dans les grands systèmes d’armes hérités du passé, Legacy Platforms.
Les machines intelligentes sont là pour remplacer les plateformes pilotées par des humains. Ce qui est important, c’est le réseau dont font partie les plateformes. En conséquence, il faut construire le futur réseau du champ de bataille autour des machines intelligentes. Car l’important c’est le partage de l’information. La grande leçon de la révolution numérique est que le réseau est plus utile que les plateformes prises individuellement. Il s’agirait alors de ne plus penser en termes de systèmes, mais de connexions, la révolution ce sont les réseaux ! Au lieu de construire une défense autour d’un petit nombre de grands systèmes, la future force doit être développée autour d’un grand nombre de plus petits systèmes et autour de réseaux très décentralisés où chaque système militaire peut se connecter et collaborer avec tous les autres. Elle doit devenir une digitale force mieux définie par son software que par son hardware.
L’objectif n’est pas de réduire les budgets ni d’ailleurs de les augmenter, mais de remplacer un système coûteux par plusieurs systèmes moins coûteux. Ce qui conduit à remplacer les plateformes traditionnelles par de larges réseaux de systèmes autonomes. Par exemple, renouveler de grands vaisseaux par de grandes quantités de missiles antinavires basés à terre. Cette lourdeur bureaucratique et ce manque d’imagination de l’administration du Pentagone sont conjugués à l’inertie des grandes entreprises de défense et au clientélisme des membres du Congrès. Au complexe militaro-industriel cher au président Eisenhower, il vaudrait mieux substituer le triptyque du complexe militaro-industriel-politique caractérisé par sa lourdeur, son immobilisme et sa capacité à gaspiller les deniers publics dans des technologies non éprouvées et des conceptions de la puissance militaire erronées.
Pour rompre cet entre-soi, il prône un rapprochement avec la Silicon Valley, la recherche d’une dualité civilo-militaire plus grande dans le processus d’acquisition, malgré des raisons idéologiques divergentes entre le Pentagone et la Silicon Valley, et la nécessité d’attirer les start-up, et il fait remarquer que les GAFA pèsent plus lourd que les cinq plus grosses entreprises américaines de défense. Il souligne également l’importance d’une démarche itérative entre les ingénieurs, les militaires et les chercheurs. Il devient nécessaire de s’inspirer du civil. Par exemple, l’Internet des objets développé dans les applications civiles pourrait être adapté dans un Internet militaire des objets, bâti autour du concept « Human Command and Machine Control ». L’objectif ultime est de faire en sorte que les machines soient dédiées à ce qu’elles savent faire et les hommes à ce qu’ils doivent faire. L’imagination et l’innovation doivent être les moteurs de cette transformation.
Dans toute cette argumentation consacrée à la révolution de l’information et à la primauté du réseau, l’auteur semble s’inspirer directement de la pensée du professeur Martin C. Libicki chantre de l’Information Warfare (4). Le fait nouveau est constitué par le développement exponentiel des technologies disruptives et l’extension des domaines de la lutte vers l’espace extra-atmosphérique, le cyberespace et maintenant l’espace cognitif.
La révolution de l’information dans l’espace avec l’apparition d’acteurs civils, la généralisation des micro-satellites, le génie génétique qui permet d’étendre les frontières de l’humain ou de développer l’interface cerveau-calculateur, la fabrication additive qui transforme la logistique, les essaims de drones, les missiles hypersoniques, les armes à énergie dirigée, etc. Toutes ces innovations irriguées par le développement de l’IA et de la physique quantique avec ses applications dans les domaines de la cryptologie, de la détection et du calcul, bouleversent l’art de la guerre et nécessitent une transformation des modes d’action et de conduite de la stratégie.
Aussi la technologie n’est pas suffisante, elle doit s’accompagner d’une transformation organisationnelle et opérationnelle. À commencer par un changement des mentalités et des habitudes. Selon l’auteur, les militaires américains sont restés à l’écart de l’âge de l’information. Pourtant dès le début des années 1990, Andrew Marshall, directeur de l’Office of Net Assessment avait lancé des études prospectives sur la guerre du futur. En vain, du fait d’une croyance excessive dans la technologie et par manque d’argent, celui-ci étant absorbé par le renouvellement dépourvu d’imagination des grandes plateformes. Le confort, c’est de déverser des milliards dans les systèmes existants.
Quelques années plus tard sous l’impulsion du Secrétaire à la Défense Chuck Hagel, le Pentagone a commencé à s’intéresser à la technologie avancée et à la révolution numérique, mais sans en tirer les conséquences conceptuelles et industrielles. Il y aurait à cette occasion à faire une psychologie de l’incompétence militaire caractérisée, notamment par son attachement à une tradition dépassée. L’organisation du DoD est faite autour des différentes armées qui défendent chacune leurs propres intérêts et leurs identités autour des systèmes symboliques dans une compétition acharnée pour leurs budgets respectifs. Une approche globale non par armée ou système, mais par un processus d’expérimentation sur le terrain et une mise en concurrence de toutes les parties prenantes devrait permettre de transcender cette rivalité interarmées. Dans ce contexte, il est indispensable de revoir les concepts de Command and Control et de tenir compte du changement du caractère de la guerre.
Ainsi il va devenir impossible de se cacher, d’où une très grande vulnérabilité des plateformes trop coûteuses vis-à-vis de la menace des missiles hyper précis développés, par exemple par la Chine, au profit des très grandes quantités de senseurs de grande qualité : constellation de satellites et senseurs quantiques. L’avantage passe à la défense et la manœuvre migre vers le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique.
La quantité devient de plus en plus essentielle à la manœuvre, associée à la vitesse et au mouvement. De ce fait, la combinaison des machines intelligentes et de la fabrication additive transformera la manière dont les forces militaires évolueront. Dans le monde digital, la capacité à se mouvoir sera déterminante. De plus, pour la première fois depuis des décennies, l’Amérique devra s’habituer à une défense sans supériorité et dans ce cadre apprendre à gérer sa rivalité stratégique avec la Chine. La Chine est le pays qui défie la domination militaire des États-Unis et donc sa défense doit être bâtie pour répondre à ce défi, mais en tenant compte du fait que la supériorité militaire américaine sera toujours contestée. Les États-Unis deviennent vulnérables à des attaques conventionnelles. Avec comme conséquence un basculement des priorités vers la protection du territoire et la sécurité intérieure.
Dans cette perspective, il devient impératif de savoir prioriser les objectifs de la stratégie de défense et pour cela il y a un besoin d’une nouvelle pensée, d’un effort ambitieux pour imaginer les fins, les voies et les moyens de la puissance. Les décideurs doivent définir des objectifs clairs et non de vagues concepts, définir des questions spécifiques opérationnelles à résoudre.
En définitive, l’auteur retourne l’interrogation initiale concernant la nature exceptionnelle ou non du bouleversement en cours, car pour lui il faut se méfier des mots-valises « Buzzwords » comme : « révolution dans les affaires militaires, transformation, Command and Control interarmées multidomaines, etc. ». La vraie question n’est pas là, elle se situe dans la définition d’un objectif stratégique clair. Par exemple, dans le cas des États-Unis « acquérir la supériorité sur la Chine », et sa traduction en problèmes opérationnels spécifiques que les militaires et les ingénieurs peuvent résoudre dans le cadre de la démarche globale de la Kill Chain.
Cet ouvrage est un appel à l’imagination et à l’esprit d’innovation. Il faut réimaginer la défense des États-Unis, dit-il. Ce message résonne étrangement à nos oreilles françaises car si, évidemment, la situation n’est pas la même en termes d’organisation, de moyens et d’objectifs stratégiques, la problématique de la révolution numérique, des nouvelles technologies et du paysage stratégique actuel nous pose les mêmes questions.
Le constat est identique, notre système de défense est ajusté au coup par coup, alors qu’il mériterait d’être entièrement repensé de fond en comble et ne pas être « rapiécé » tant bien que mal. Nous devons cesser de nous soumettre à la tentation de refaire le passé et, sans céder au paradigme technique, de réimaginer notre système de défense dans sa globalité. ♦
(1) S’agissant des États-Unis, ce thème se retrouve dans un article plus récent de Michèle Flournoy (Under Secretary of Defense Policy, 2009-2012) : « America’s Military Risks Losing Its Edge », Foreign Affairs, mai/juin 2021.
(2) Voir l’article d’Éric de La Maisonneuve : « Concept de sécurité et haute intensité », RDN, mars 2021.
(3) Déclaration de Joe Biden le 4 février 2021.
(4) Martin C. Libicki : « Information Warfare », National Defense University.