Trafalgar – 21 octobre 1805
Trafalgar – 21 octobre 1805
21 octobre 1805. Une date honteuse, enfouie dans les sédiments de la mémoire nationale. Mais une date qui fait partie intégrale, qu’on le veuille ou non, de l’héritage impérial. Il est donc naturel qu’en cette « année Napoléon », le livre de référence de l’amiral Monaque sur la bataille de Trafalgar, initialement paru en 2005, soit réédité pour l’occasion. Fruit d’un travail minutieux, ce maître ouvrage restitue parfaitement cet archétype de la « bataille décisive » dans ses moindres détails, mais aussi dans son contexte – la fameuse « campagne de 1805 » destinée à porter un coup fatal à l’Angleterre – et dans ses conséquences. Il ravira aussi bien les amateurs d’histoire-bataille, les férus de tactique navale, les chercheurs versés dans l’anthropologie du combat, que les généralistes qui souhaitent mieux connaître cette tache indélébile qui reste « dans la marine un souvenir douloureux et une blessure mal cicatrisée ».
Au-delà de l’intérêt purement historique, il n’est jamais inutile de méditer les leçons toujours actuelles d’un désastre : Rémi Monaque nous en offre l’occasion, profitons-en !
Il y a, bien sûr, au départ, une affaire de priorités stratégiques : puissance continentale à vocation maritime, la France napoléonienne avait avant tout des ambitions terrestres démesurées, qui accaparèrent la majorité de son effort, laissant une faible part de ressources pour espérer rivaliser sur mer avec l’Angleterre. Il y a, aussi, l’aveuglement bien connu de l’Empereur face aux choses de la mer, qui en avait une vision parcellaire et déformée, en particulier depuis la campagne d’Égypte où il ne rencontra aucune opposition durant sa présence à bord de ses vaisseaux. Mais ces deux facteurs bien connus n’expliquent pas tout, et Trafalgar est surtout la débâcle d’un système, dont les défauts sautent à nos yeux contemporains lorsque l’on compare la marine impériale avec sa rivale britannique. Au premier chef, une différence de commandement : si l’administration navale française est performante et a su surmonter le catastrophique héritage révolutionnaire, elle reste aux mains de commis civils qui font la pluie et le beau temps, sans aucun grand état-major de marins pour se charger des opérations navales. À cette mauvaise organisation s’ajoute une confusion entre la hiérarchie théorique et le pouvoir direct qu’exerce Napoléon hors de toute chaîne organique, pour se mêler parfois des moindres détails. De l’autre côté de la Manche, le First Sea Lord (un amiral britannique) jouit d’une grande autonomie pour la planification et la conduite des opérations. Bien entouré et en mesure de déléguer de nombreuses responsabilités à ses adjoints, il dispose du temps nécessaire pour réfléchir, là où Decrès, le ministre français de la Marine, est accablé par le travail et se limite à transmettre les directives de l’Empereur. Vient ensuite l’écart criant entre les conceptions, les modes de commandement et les tempéraments des deux chefs tactiques que sont Nelson et Villeneuve. Ce contraste absolu, mille fois commenté, n’a pas perdu une once de son intérêt. D’un côté, c’est la Nelson Touch : créativité tactique, prise de risque, initiative, pédagogie, agressivité. De l’autre, c’est le pessimisme résigné de Villeneuve : conformisme tactique, complexe d’infériorité, crainte de l’adversaire, esquive du combat. Malgré la supériorité numérique de l’escadre de Villeneuve et toute l’énergie individuelle des marins français et espagnols, Trafalgar est perdu d’avance. Voilà pour l’essentiel.
Les leçons de Trafalgar sont aussi dans ses conséquences. À Trafalgar, bataille décisive, Nelson réussit ce qu’aucun avant lui n’avait fait : il balaye toute opposition sur mer de manière irréversible, ouvrant une période de calme d’un siècle sur les océans. Pour Français et Anglais, il y a un avant et un après Trafalgar. Pour la France, c’est un après fait de résignation, l’Empire adoptant alors un repli défensif sur ses côtes, posture qui marquera durablement la Marine française. Pour l’Angleterre, c’est un après fait de domination sereine, qui aboutit, comme c’est souvent le cas dans l’histoire, à une forme d’assoupissement et de dogmatisme tactique dont la Royal Navy se réveillera brusquement sous l’effet de la percée de la marine allemande à la fin du XIXe siècle. Enfin, sur le plan doctrinal, Trafalgar porte en germe la percée intellectuelle d’Alfred Mahan, qui portera au pinacle le concept de bataille décisive et influencera au berceau l’US Navy qui relayera la Royal Navy comme gendarme des mers au XXe siècle.
En 2021, on relira donc avec plaisir et intérêt le récit de la fournaise de Trafalgar, dont les trois syllabes ne laissent personne indifférent. ♦