Parachutistes en Algérie (1954-1958)
Parachutistes en Algérie (1954-1958)
Après avoir publié Parachutistes en Indochine, Marie-Danielle Demélas, professeur des universités émérite, poursuit son œuvre avec le premier tome des Parachutistes en Algérie, qui couvre les premières années de la guerre, jusqu’en 1958.
Lorsque le lecteur avisé commence par consulter la table des matières, il se rend compte tout de suite qu’il a affaire à un travail très complet, et la lecture lui confirmera qu’il est même méticuleux, qui ne se limite pas, comme trop souvent, pour ce sujet, à la geste – souvent idéalisée – des unités parachutistes en Algérie, mais qui recouvre tous les aspects de leur engagement, depuis la mise sur pied des unités, parfois laborieuse, jusqu’à la vie courante des formations et du personnel. Il s’agit d’un ouvrage dans lequel les témoignages se taillent la part du lion, ce qui amène inexorablement à ce que le factuel prime sur la réflexion, ce qui s’avère fort dommageable principalement dans un cas, celui de la bataille d’Alger, comme cela sera exposé plus loin.
Un des premiers points forts de cet ouvrage, indiscutablement, réside dans la destruction des mythes, au premier rang desquels se trouve le mythe Bigeard, archétype du mythe parachutiste, qui est battu en brèche par l’auteur grâce à une comparaison sans concession avec le colonel Chateau-Jobert. La prosopographie aurait pu être élargie à d’autres colonels parachutistes, connus ou moins connus du public, comme Buchoud, Bréchignac, Brothier, Jeanpierre ou encore Ducournau ou Fourcade. À fort juste titre, l’auteur insiste d’ailleurs sur le fait que la seule opération aéroportée de la période dépassant le niveau du régiment a été exécutée à Port-Fouad, sous les ordres de Gilles, par le 2e RPC du colonel Chateau-Jobert, même si elle a été tronquée du fait de la conjoncture internationale. Cela dit, la réflexion aurait pu être poussée plus avant pour déterminer comment et pourquoi le mythe Bigeard a perduré, bien au-delà de la guerre d’Algérie. Autre mythe abattu, celui de Zirnheld et de « La prière du para ». L’auteur montre comment, sans équivoque, l’esprit de Zirnheld, un grand mystique, a été détourné et récupéré. Quand Zirnheld, dans un texte retrouvé sur lui, parle de bagarre, il s’agit de bagarre spirituelle, en aucun cas de bagarre physique. Enfin, l’esprit de Zirnheld était à cent lieues de souhaiter une quelconque gloire au combat. Tout cela est fort bien développé et expliqué par l’auteur qui incrimine dans cette captation d’héritage le parolier de la mise en musique de ce texte sous la forme la « Prière » par la première promotion de l’École militaire interarmes.
Au niveau opérationnel, indiscutablement, c’est le chapitre consacré à la malheureuse affaire de Suez qui constitue un des points forts de l’ouvrage, même si cette opération se situe en marge de la guerre d’Algérie proprement dite. Pour expliquer cet échec, l’auteure remonte, et c’est la seule fois dans tout l’ouvrage, aux données stratégiques de l’affaire, à savoir des objectifs trop divergents entre les trois alliés anglo-israélo-français dont les intérêts étaient loin d’être communs : les Britanniques voulant restaurer leurs droits sur le Canal, Israël trouvait de la profondeur stratégique en s’emparant du Golan et la France croyait pouvoir gagner la guerre d’Algérie au Caire, sous-estimant gravement par là, l’aspect nationaliste du soulèvement algérien. L’auteur insiste également, à fort juste titre, sur les mécomptes issus d’une organisation du commandement qui faisait la part trop belle aux Britanniques, compte tenu de l’existence de l’état-major du Middle East Command déjà sur pied et qui a d’emblée pris la planification de l’affaire à sa charge, ainsi que de la base de Chypre (alors encore point d’appui britannique en Méditerranée orientale) mise à la disposition des Alliés. Cela écrit, l’ouvrage expose magistralement le succès tactique remporté par le 2e RPC à Port-Fouad.
Toujours au niveau opérationnel, l’ouvrage fourmille d’informations intéressantes et peu connues, comme l’engagement des unités Blizzard (de nos jours Guépard) par lesquelles on touche du doigt la difficulté, pour une action dans la durée, de ne désengager ces unités, faute de moyens de relève, que lorsqu’elles sont usées. La problématique est connue.
Plus avant dans la guerre, l’auteure évoque avec justesse et précision une opération particulière, conjointe franco-espagnole, visant à réduire, à la demande de Madrid, une rébellion, appuyée par les forces armées royales marocaines sur le territoire du Rio de Oro (Maroc espagnol). Pris en étau, la rébellion en question risque de faire tache d’huile sur le Sahara et la Mauritanie, mais l’Espagne franquiste sent le soufre, Paris répond néanmoins favorablement à la demande espagnole. Il s’agira d’une opération conduite au plus bas bruit possible, même si elle met en œuvre 5 000 hommes du côté français, marquée par un secret absolu. Aucun communiqué ne sera diffusé, la presse n’en parlera pas, et aucune citation n’a été décernée. C’est l’opération fantôme Écouvillon. En moins de quinze jours, l’affaire est réglée. Difficile d’imaginer une telle situation de nos jours ! Cet épisode trouve sa place dans le chapitre consacré aux interventions sahariennes de l’année 1957, qui ont vu les unités aéroportées s’opposer avec succès aux tentatives de déstabilisation des toutes nouvelles infrastructures pétrolières par le FLN.
L’ouvrage se termine par l’évocation de la bataille des frontières, au cours de laquelle cinq régiments des 25e et 10e DP ont été engagés, accolés avec les unités de la zone est-constantinois (chacun des régiments parachutistes engagés formait un groupement avec le bataillon opérationnel des régiments d’infanterie de secteur), le tout aux ordres du général Vanuxem, commandant la zone est-constantinois. L’alerte était donnée par les cinq régiments de cavalerie légère blindée qui patrouillaient en permanence sur la piste qui longeait le barrage. Il s’est agi, entre février et mai 1958, de s’opposer aux tentatives de passage de vive force du FLN à travers le barrage, en vue de soutenir les maquis de « l’intérieur ». Ce fut un échec total pour le FLN qui subit sur le barrage et dans les engagements suivants ses plus grosses pertes, pertes qui affectèrent également les forces françaises. Les 1er REP et 9e RCP déplorèrent plus de deux cents tués, et le 15-2, régiment de secteur, plus d’une centaine. Le barrage avait prouvé son efficacité, il a entièrement sanctuarisé le théâtre algérien, permettant l’année suivante au rouleau compresseur des réserves générales, engagées dans le plan Challe, d’agir en vase clos. Cet aspect du conflit sera sûrement traité dans le tome II.
Fait passé totalement inaperçu sur le moment, paradoxalement, le barrage a joué son rôle à double action. Dès lors qu’il s’est révélé hermétique et infranchissable, le commandement de l’ALN et son chef, le colonel Boumédiène n’allaient plus se lancer dans de vaines tentatives pour en forcer le passage (hantise du commandement français). Boumédiène allait conserver en Tunisie un outil militaire intact, en attendant patiemment son heure : il avait en main l’outil qu’il lui fallait pour, le moment venu, confisquer la révolution à son profit, ce qu’il n’a pas manqué de faire, en deux étapes, en juillet 1962 avec la complicité de Ben Bella, puis à son unique profit trois ans plus tard, par un second coup d’État. Mais ces épisodes dépassent le cadre temps de cet ouvrage. Fermeture de la parenthèse.
Si, comme cela est indiqué plus haut, cet ouvrage se révèle riche en informations sur les faits et gestes des unités aéroportées en Algérie, en revanche, le chapitre consacré à la bataille d’Alger est absolument décevant alors qu’il aurait dû constituer un des points d’orgue de l’ouvrage. L’auteure insiste de façon factuelle sur l’indéniable succès tactique que cet épisode a représenté, le terrorisme urbain algérois a en effet été éradiqué dès l’automne 1957. Mais à quel prix ! Par les méthodes employées, cet indéniable succès tactique s’est révélé en fait dans la durée, être un grave échec stratégique. Ces méthodes, il est vrai savamment orchestrées et dénoncées à la fois par l’adversaire et par ses alliés objectifs métropolitains, mais cela n’enlève rien à leur aspect hautement répréhensible et absolument contraire à l’honneur et à l’éthique militaires, ont à ce point terni l’image de tout engagement militaire en ville, qu’il a été impossible pour un chef militaire français, durant plus de cinquante ans d’évoquer publiquement l’engagement de moyens militaires dans ce cadre. Et encore aujourd’hui, même si le général Massu a, dans l’extrême hiver de sa vie, dénoncé l’usage qu’il a été amené à faire de la torture, l’armée française n’est toujours pas absoute dans l’opinion publique de cette grave dérive ; et même si, depuis vingt-cinq ans, sous l’impulsion de chefs avisés, un énorme effort a été accompli, en termes de formation, pour éviter la répétition de tels errements.
Il est donc éminemment regrettable, soixante-cinq ans après les faits, que pas une ligne, pas un mot n’ait été consacré dans cet ouvrage aux aspects moraux et éthiques de cette affaire et à leurs conséquences, l’auteure se contentant, comme les responsables l’ont d’ailleurs tous fait de leur vivant (Massu, Godard, Trinquier ou Bigeard qui sont cités abondamment) de renvoyer dos à dos les violences et les exactions de l’adversaire, indiscutables et fort réelles autant que condamnables, avec cette lourde dérive comportementale de certains, à savoir les personnages cités plus haut. La fin n’a jamais justifié les moyens, même si cela doit s’exercer à contre-courant de l’efficacité immédiate. C’est la grandeur même de toute armée et de ses chefs de savoir, en toutes circonstances, subordonner leurs actes aux principes éthiques et moraux, aussi universels qu’intemporels. Peut-être l’auteure aurait-elle pu mettre sa réflexion en perspective avec les écrits du général Benoît Royal (1), qui a rédigé à ce sujet des pages qui sont à méditer, dans son ouvrage qui fait référence au sein des armées, L’Éthique du soldat.
En conclusion, un ouvrage complet eu égard aux thèmes abordés par rapport à son sujet, traité de façon globale, mais qui, de par sa construction à base de témoignages, ne donne que la version française des événements, et encore, uniquement celle des exécutants. Il est significatif de constater que dans la bibliographie, ne figure strictement aucun livre publié par des intellectuels français opposés à la torture pratiquée en Algérie, à chaud pendant les événements, ou ensuite, et très peu de souvenirs de dirigeants du FLN (Azzedine, pour ne citer que lui, n’est pas cité). Traiter de la bataille d’Alger sans citer une seule fois Henri Alleg (2), même si on n’est pas forcément obligé de partager ses convictions, ou ne citer les travaux de Raphaëlle Branche (3), effectués sous la direction du général Bach, alors directeur de ce qui était le Service historique de l’Armée de terre, qu’en notes pour déplorer une insignifiante confusion dans un sigle d’unité, peut sembler pour le moins curieux à tout lecteur qui, deux générations après les événements, chercherait à s’informer de manière objective et complète sur ce qui fut un drame national. Sans parler de la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels, organisme tout à fait officiel, mis sur pied par décret pris en Conseil des ministres, placé auprès du cabi net du ministre résident Robert Lacoste et au sein duquel a été nommé un général d’armée en 2e section, le général Henri Zeller, ancien gouverneur militaire de Paris (4). Ses travaux ne sont jamais cités, ni répertoriés dans la bibliographie.
Quant aux archives du Service historique de la Défense (SHD), s’il est vrai que leur consultation concernant les cartons renfermant les dossiers d’Algérie demeurait, jusqu’à une date récente, soumise à dérogation qu’il suffisait de demander (avant que la consultation des dites archives ne soit fermée au public pour cause de Covid), une décision récente du président de la République a fait sauter ce verrou, suite aux conclusions du rapport Stora (historien reconnu de la guerre d’Algérie, natif d’Algérie d’ailleurs, dont les travaux ne sont également jamais cités dans la bibliographie).
Gageons que le tome II, attendu, ne donne pas lieu aux mêmes remarques, qui jettent une part d’ombre sur un travail complet par ailleurs. ♦
(1) Chercheur associé au sein du Pôle éthique et déontologie du Centre de recherche des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.
(2) Membre du PCF et ancien directeur d’Alger républicain. Il est notamment l’auteur de La Question, un livre dénonçant la torture pendant la guerre d’Algérie.
(3) Historienne française, spécialiste des violences en situation coloniale.
(4) Il en a démissionné en 1958 lorsque les noms des militaires incriminés dans les dossiers instruits par ladite commission sont sortis dans la presse.