Au-delà du mirage – Souvenirs d’avenir
Au-delà du mirage – Souvenirs d’avenir
Les plus anciens lecteurs de la Revue se souviennent sans doute de l’émoi dans le Landernau militaire qu’avait causé, en son temps, en 1984, la publication d’un ouvrage iconoclaste, Vaincre la guerre, par un sous-chef d’état-major démissionnaire de l’Armée de l’air, pourtant promis au plus bel avenir, le général Copel. Dans cet ouvrage d’alors, l’auteur, non content de remettre en cause le dogme nucléaire français, car il s’agissait bien d’un dogme – encore aujourd’hui d’ailleurs même si c’est à un degré un peu moindre – s’attaquait également au mythe du service national, alors quasiment indiscuté à l’époque.
C’est le même général Copel, aujourd’hui largement octogénaire, qui publie ses Souvenirs, dans un ouvrage où se mêlent, pour le plus grand plaisir du lecteur, narration de plusieurs carrières successives et parfois simultanées (officier dans l’Armée de l’air, journaliste, conseiller général, président d’un parc naturel régional et bien d’autres) et réflexions sur l’outil de défense, notamment sa composante de dissuasion nucléaire, le tout avec une très grande franchise, une incomparable liberté de ton et toujours un humour décapant, ce qui ne gâte rien.
Bref, un livre sérieux qui ne se prend pas au sérieux, remarquablement écrit par un auteur qui représente la quintessence de ce que peut être un homme libre, doublé d’un homme de convictions, qui se lit d’une traite, comme un roman. Quand on le referme, on ne peut que réfléchir aux certitudes que l’on peut avoir sur la dissuasion, et ne pas se départir d’une réelle sympathie vis-à-vis de cet auteur, à la plume aussi brillante, précise et parfois incisive.
Issu d’une famille dont la branche maternelle plonge ses racines dans la meilleure aristocratie polonaise, exilée au début du XXe siècle dans la Russie dominatrice d’alors et orthodoxe – tout le monde fut, plus tard, mis d’accord par la révolution bolchevique avant de s’exiler en France – pour des raisons que le lecteur découvrira, le jeune Étienne Copel n’en est pas, pour autant, né avec une petite cuillère en argent dans la bouche.
Sorti major de sa promotion de l’École de l’air, ce classement le mettait sur la ligne de départ d’une carrière de « premier de la classe », tandis que ses résultats en vol allaient lui ouvrir les portes de l’application à l’école de chasse, laquelle se trouvait alors à Meknès au Maroc. Sa carrière devait suivre la trajectoire annoncée, jusqu’à sa démission brutale à quarante-huit ans. Néanmoins, même en avançant dans sa carrière, la passion de Copel pour le vol ne faiblit jamais.
Sortie de Salon en 1956, sa génération fut celle de l’Algérie. Ici, se place un épisode révélateur. En Algérie au moment du putsch, détaché dans un coin perdu, le lieutenant Copel rallie la base de Paul Cazelles (au sud de Médéa sur les hauts plateaux) pour débaucher certains de ses camarades, en vue de défiler en T6, au-dessus d’Alger dans une formation en forme de Croix de Lorraine, pour y défier les putschistes. Il ne rencontra que fort peu d’enthousiasme, le général commandant la Ve Région aérienne (l’aviation d’Algérie) ayant pris fait et cause pour Challe. Ses subordonnés, habités par beaucoup de prudence, s’ils avaient refusé de le suivre, se réfugiaient néanmoins dans une position neutre de wait and see (le confort de l’édredon). Copel, lui, avait tranché. C’est dommage qu’il ait échoué dans son projet, car un tel geste n’eût pas manqué de panache, le samedi 22 avril après-midi, dans le ciel bleu d’Alger.
Commandant d’escadron sur Mirage IIIE à Colmar, il commande ensuite une escadre à Luxeuil (échelon de commandement regroupant plusieurs escadrons, pas forcément de même pied, existait alors) lorsque sa formation est désignée pour fournir un avion et un pilote, destinés à un essai nucléaire au Centre d’essai du Pacifique, grandeur nature, c’est-à-dire que la « bombe » n’exploserait pas, lestée à un ballon, mais serait larguée réellement par un avion, en l’occurrence toujours un Mirage IIIE. C’est le commandant d’escadre qui est désigné. C’est dans ces circonstances que le ministre de la Défense, Robert Galley, présent sur le site, transmit au lieutenant-colonel Copel dans son cockpit, les codes nucléaires réels pour amorcer la matière fissile dans la bombe avant son largage. Seuls trois pilotes connurent la même expérience pendant les trente - cinq années que durèrent les essais nucléaires français. En l’occurrence, il ne s’agissait pas d’une bombe de nature stratégique, mais « tactique », selon le jargon de l’époque, l’AN-52.
À Luxeuil, Copel eut la chance de servir sous les ordres de deux commandants de base exceptionnels, Forget (qui devait commander la Fatac) puis Saulnier (premier chef d’état-major particulier de François Mitterrand avant d’être nommé Cema), le dernier lui assurant une préparation personnalisée au concours de l’École supérieure de guerre aérienne qu’il intégra haut la main.
Mais s’il était pilote, et passionné par le vol, Copel n’en était pas moins militaire. À l’École de Guerre, il s’inscrit en faux contre le « tout supersonique » et prône, contre les vues de l’EMAA, l’acquisition d’un avion subsonique, destiné aux missions d’appui aérien au profit des unités terrestres, l’A-10 français en quelque sorte. Mais, Dassault n’en disposant pas dans ses plans, l’Armée de l’air y était donc opposée. De même, Copel fit campagne contre l’appareil supersonique biréacteur que le même Dassault voulait imposer à l’Armée de l’air. Cette fois-ci, la raison – budgétaire – l’emporta.
À l’issue de son temps de commandement d’une base, Copel trouva ce qu’il pensait être son chemin de Damas aux CHEM/IHEDN où il fut désigné comme auditeur, c’est-à-dire la réfutation du concept de dissuasion français. Non qu’il fût opposé au principe même de la dissuasion comme des mauvaises langues l’en ont faussement accusé à la sortie de son ouvrage quelques années plus tard, mais il combattait deux idées : l’une dans le domaine capacitaire, l’autre relevant de la doctrine. D’abord, il jugeait – certainement à fort juste titre – totalement irréaliste l’idée qui traînait à l’époque de vouloir doter les Forces aériennes stratégiques (FAS) d’un « missile à roulettes », c’est-à-dire un missile intercontinental tracté sur une remorque à roues, pouvant ainsi se déplacer sur les axes. Le projet fut d’ailleurs assez rapidement enterré par le président de la République, François Mitterrand. C’est au niveau doctrinal que Copel attira sur lui les foudres de l’establishment militaire : il déniait toute crédibilité à l’idée d’une frappe en premier dans une situation du faible au fort, dans la mesure où elle entraînerait ipso facto une riposte adverse, de nature stratégique. En clair, il remettait en cause l’idée même de frappe d’ultime avertissement, délivrée par le nucléaire préstratégique. Selon lui, il fallait conserver les missiles intercontinentaux stratégiques pour une frappe en second. Ensuite, dans sa logique, c’est cette capacité de frappe en second qui serait de nature à dissuader l’adversaire de toute frappe en premier sur le sanctuaire national. La dissuasion, au fond, étant avant tout un exercice intellectuel qui se passe dans la tête de l’adversaire potentiel en fonction de la crédibilité ressentie par la logique de sa menace ; le raisonnement de Copel pouvait se tenir et méritait, a minima, d’être analysé et discuté. Mais les armées s’y refusèrent. Ce fut un non possumus d’emblée, sans discussion possible, ni même envisageable (1).
Copel était encouragé dans son approche par l’analyse que lui en avait livrée l’ancien président Giscard d’Estaing qui le reçut en lui tenant ce langage : « Comprenez bien ceci, mon général : il est absolument exclu qu’un président de la République puisse espérer faire croire aux Soviétiques qu’il va commencer la guerre nucléaire contre eux, sachant très bien que, s’il le faisait, dans les cinq minutes, il n’y aurait plus de France (2). » C’est ce que l’ancien Président écrivit presque mot pour mot dans ses Mémoires, phrase, ou aveu qui lui fut lourdement reproché ; son erreur, ou même sa faute ayant été de ne pas avoir fait allusion à la dissuasion exercée par une frappe en second, à l’aide de missiles intercontinentaux.
Bigre ! Celait signifierait donc en un certain sens que les intérêts vitaux du pays se réduiraient à une attaque nucléaire à l’encontre du sanctuaire. Mais quid, si, dans un rapport de forces très supérieur, l’ennemi s’en tenait à une manœuvre classique et uniquement conventionnelle. On capitule ? En outre, Copel aggravait son cas en prônant une armée mixte ; un corps de bataille, réduit et professionnalisé, et une défense du territoire assurée par une armée de conscrits, à base d’un service très court, réduit à la formation initiale, et complété lors de périodes régulières de rappel à l’activité. C’est l’option qui a été arrêtée lors de la professionnalisation, à la nuance près que la défense opérationnelle du territoire avait disparu des écrans radar et les moyens afférents avec. Mais le général Copel a le bon goût de ne pas s’appesantir sur ces questions que certains pourraient trouver un peu ésotériques, mais existentielles tout de même et qui intéresseront les lecteurs de la Revue.
Il donne par ailleurs un récit savoureux de son expérience d’élu local, dans l’Aube, et de son échec à la députation. C’est dommage d’ailleurs qu’il ait échoué, car il aurait pu, dans l’hémicycle, y donner la réplique à Monsieur Lassalle ! Un exemple : dans le cadre du conseil général, le général Copel s’est vu confier la présidence du parc naturel régional du lac de Der. Il s’y est trouvé confronté, en séance, à la dialectique verbale des écologistes locaux. Comparant cette tribune aux débats qu’il a connus au CHEM, sa conclusion est d’une simplicité biblique : « Écolos ou militaires, même combat ! »
Il donne un autre aspect de sa personnalité dans son aventure afghane. En 1985, sa fille unique, médecin tout juste diplômée et jeune mariée avec un autre « french doctor », n’écoutant que sa vocation, est partie avec son jeune époux en Afghanistan, envahi alors par l’armée soviétique, au sein de l’ONG « Médecins sans frontières ». Au bout d’un an n’ayant, par la force des choses, aucune nouvelle, Copel se laisse pousser la barbe, part au Pakistan, se déguise en « moudjahidine » et, tenant sa brêle par le licol, va chercher sa fille dans le secteur assez mal pavé, déjà, des zones tribales à la frontière afghano-pakistanaise pour l’exfiltrer. Il la retrouve, effectivement, ce dont il n’avait jamais douté.
Bref, un livre rafraîchissant, que chacun trouvera plaisir à lire, selon ses centres d’intérêt et son appétence pour tel ou tel sujet. Pour celui qui préoccupe nombre de lecteurs de la Revue, il est indéniable que le contexte stratégique s’est modifié de fond en comble et que la frappe d’ultime avertissement a perdu toute sa pertinence. Néanmoins, depuis le discours de Jacques Chirac à l’île Longue en 2005, jusqu’à celui, récent, du Président actuel à l’amphi Foch devant l’École de Guerre, en janvier 2020, il ne fait guère de doute que les idées du général Copel apportent, qu’on les approuve ou non, des arguments à un débat de fond sur la dissuasion, qu’il serait dangereux de continuer à escamoter. Si les armées n’ouvrent pas ce débat en interne, tout porte à croire que d’autres le feront pour elles. En cela, le livre du général Copel est non seulement encore d’une grande actualité, mais même prémonitoire, par certains aspects. ♦
(1) Le rédacteur de cette fiche de lecture se souvient que, stagiaire à l’École de Guerre, quelques années plus tard, une question évoquant Copel fut posée à l’issue de la conférence d’un intervenant portant beaucoup d’étoiles sur les manches de sa vareuse. La réponse fusa, sèche comme un coup de cravache : « Copel ? Connais-pas ! » Le général en question devait être doté d’une mémoire défaillante, puisqu’ils avaient suivi le CHEM ensemble, lors d’une même session. C’est un peu le triple reniement de Saint Pierre avant que le coq ne chante aux aurores !
(2) Cité p. 144.