Pierre Laval, un mystère français
Pierre Laval, un mystère français
L’historien Renaud Meltz, professeur d’histoire contemporaine, a publié une somme magistrale sur un personnage central de la France de la IIIe République et dont l’apogée avec le régime de Vichy, a abouti au chaos, à l’indignité, l’humiliation et à la mort par fusillade pour avoir trahi la France.
Dans son numéro de novembre 1945, Edmond Delage (1886-1968), contributeur majeur de la RDN et rédacteur en chef de la Revue de 1945 à 1953, évoquait dans sa recension de l’ouvrage d’Albert Lebrun, le dernier président de la IIIe République, Témoignage publié en 1945, le rôle de Laval comme principal responsable de la mise en place d’« un régime personnel qui ne pouvait fonctionner que grâce à l’ennemi vainqueur », en l’occurrence l’Allemagne nazie.
Laval occupe une place à part dans notre histoire avec une très longue carrière politique entamée en 1909 alors qu’il n’a que vingt-six ans, et qui s’achèvera brutalement le 15 octobre 1945 dans la cour de la prison de Fresnes. Son parcours, de l’Auvergne à Paris, en passant par Vichy et Sigmaringen, est emblématique d’une trajectoire complexe où l’opportunisme et l’obsession du pouvoir à tout prix ont servi d’inspiration à un homme au final sans une pensée idéologique fortement charpentée, à la différence d’un Léon Blum pour la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) ou d’un Daladier figure emblématique du radicalisme.
Son pacifisme sincère et son manque d’intérêt pour les questions militaires marquent toute sa carrière politique commencée comme avocat mal dégrossi depuis son départ de l’Auvergne et qui va parcourir tous les postes que pouvait proposer le système de la IIIe République. Plusieurs fois ministre et président du Conseil, il alterne les hauts et les bas, capable de rebondir très vite, tout en faisant fortune grâce à sa roublardise, ses réseaux d’amitiés et son sens des affaires.
Contrairement à d’autres concurrents de sa génération, il n’est pas foncièrement antisémite comme le sera Raphaël Alibert, garde des Sceaux en juillet 1940, ni anticommuniste, mais il est surtout opportuniste et sait rallier ses opposants avec une habileté déconcertante. Son affairisme et sa capacité à manipuler les individus lui permettent d’être inévitable sur la scène parlementaire jusqu’au printemps 1940.
C’est bien la guerre, déclenchée le 1er septembre 1939, qui va faire basculer son destin du côté de la défaite et du mal absolu. Au commencement, il souhaite une médiation de Mussolini en vue de sauver une paix précaire, convaincu à tort de la volonté du Duce à agir au profit d’une issue pacifique. Alors que la débâcle est totale et la France en plein exode, le 16 juin 1940, le maréchal Pétain est appelé à former le nouveau gouvernement. Laval le rejoint le lendemain de la signature de l’armistice de Rethondes du 22 juin. Ministre d’État dans un premier temps, il devient le 12 juillet vice-président du Conseil. Dès lors, il ne va cesser de considérer que la politique de collaboration est la seule susceptible d’améliorer le sort de la France vaincue. Persuadé d’être le seul à pouvoir négocier avec Hitler, il va aller de renoncements en renoncements, s’illusionnant totalement sur la volonté du Führer de ménager une place honorable au gouvernement de Vichy dans une Europe recomposée sous domination germanique.
Au-delà des péripéties propres à Vichy avec son éviction de décembre 1940 à avril 1942, où il est remplacé notamment par l’amiral François Darlan, son aveuglement ne va cesser de croître, cédant à toutes les exigences des nazis, en particulier autour du statut des Juifs. Indifférent à la révolution nationale prônée par Pétain, il contribue directement à l’agonie du régime et à son impopularité croissante aux yeux de l’opinion publique. Jusqu’au bout, il reste persuadé que ses décisions desservent l’étau nazi, alors même qu’elles accélèrent le processus de décomposition de l’autorité du gouvernement de Vichy et aggravent les conditions de vie des Français.
Incapable de choisir entre les vichysto-résistants et les ultra-collaborationnistes, entre les Anglo-Saxons et les Allemands, il ne cesse de louvoyer, pensant que le temps joue en sa faveur, croyant en ses talents de conciliateur comme dans les années 1930. Mais il a oublié que la guerre avait tout changé. L’été 1944 est celui de la descente aux enfers depuis que les Alliés ont pris pied sur le territoire français le 6 juin. L’autorité de Vichy – déjà très limitée depuis l’occupation de la zone libre en novembre 1942 – se réduit à néant au fil des jours.
En août, Laval se résigne à la défaite du Reich, mais pense encore pouvoir servir d’intermédiaire. En vain, malgré l’idée de jouer la carte d’Édouard Herriot (1872-1957), ancien président du Conseil. Le 17 août, la Gestapo arrête Laval à l’hôtel Matignon et l’emmène à Nancy puis Belfort. Dès lors, il se considère comme prisonnier des Allemands, comme le maréchal Pétain, mais il est trop tard pour pouvoir espérer se disculper auprès des Français. Sa captivité va durer jusqu’en mai 1945 à Sigmaringen où est abritée la fantoche commission gouvernementale dirigée par les ultra-collaborationnistes comme Fernand de Brinon, avant un exil en Espagne de courte durée puisque Franco, sous la pression des Américains, le renvoie via l’Autriche où il arrive le 31 juillet, les Américains le confiant alors aux autorités militaires françaises. Il est incarcéré ensuite à la prison de Fresnes, qu’il ne quittera que pour témoigner au procès du maréchal Pétain, puis pour son propre procès à partir du 4 octobre. Condamné à mort le 9 octobre, il est fusillé le 15 octobre après une tentative de suicide dans la matinée.
Laval a ainsi concentré toutes les haines. Son pacifisme l’a conduit à la collaboration avec un aveuglement suicidaire, sur la réalité nazie. Son incapacité à comprendre les enjeux de la guerre est largement due à son manque d’armature intellectuelle et morale pour faire face à l’épreuve. Trop sûr de lui, trop maquignon dans son comportement politique, Laval a échoué ; son nom reste le symbole de la collaboration et de la trahison. Son destin failli reste un mystère et synonyme de l’échec du régime de Vichy.
D’où l’intérêt majeur de ce livre essentiel pour comprendre à la fois le personnage, mais aussi la France de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation. ♦