Le Roman des damnés – Ces nazis au service des vainqueurs après 1945
Le Roman des damnés – Ces nazis au service des vainqueurs après 1945
Tous les responsables nazis n’ont pas été condamnés, tant s’en faut, après la défaite de l’Allemagne. Le tribunal de Nuremberg n’en a jugé que 21 et condamné 12 à la pendaison : Hans Frank, Wilhelm Frick, Hermann Göring (qui se suicide juste avant l’exécution de la sentence), Alfred Jodl, Ernst Kaltenbrunner, Wilhelm Keitel, Joachim von Ribbentrop, Alfred Rosenberg, Fritz Sauckel, Arthur Seyss-Inquart, Julius Streicher et Martin Bormann (par contumace). Des peines de prison allant jusqu’à la perpétuité sont prononcées contre Karl Dönitz, Walther Funk, Rudolf Hess, Konstantin von Neurath, Erich Raeder, Baldur von Schirach et Albert Speer. Enfin, Hans Fritzsche, Franz von Papen et Hjalmar Schacht sont acquittés. Aussi bon nombre d’autres dignitaires qui ne furent pas que des exécutants, n’ont guère été inquiétés et ont poursuivi leur carrière. C’est que sitôt arrivée la guerre froide, il fallait tourner la page, réintégrer l’Allemagne dans la famille occidentale et utiliser bien des talents pour mener la nouvelle guerre de l’ombre contre l’URSS.
C’est ce climat particulier qu’il convient de comprendre. Éric Branca fait œuvre utile en se penchant sur le destin d’une douzaine de personnes qui sont passées au travers des mailles de la justice ou des fourches caudines de la dénazification. Mais tous les profils qu’il examine dans le détail ne sauraient être mis dans le même sac. Dans la catégorie des assassins aux mains propres s’impose le plus célèbre d’entre eux : Albert Speer. Exception qui confirme la règle, sa condamnation à vingt ans de réclusion par le tribunal de Nuremberg aurait pu le dispenser d’ouvrir cette liste où ne figurent que de prétendus « non-coupables ». Mais l’aisance avec laquelle il s’intégra, dès sa sortie de prison en 1966, dans l’Allemagne du « miracle économique » concentre à elle seule toutes les questions qu’entend soulever l’auteur. Comment un homme qui, en qualité de ministre de la Production du Reich, régna sur les millions d’esclaves que le système concentrationnaire mettait à sa disposition, a-t-il pu se muer avec une telle facilité en « grand témoin » de son époque, lui qui en fut l’un des principaux acteurs en même temps que le favori de Hitler ? Le Wall Street Journal, après avoir pris connaissance de ses souvenirs, traduits en anglais en 1969 sous le titre Inside the Third Reich, évoqua les « confessions d’un nouveau Saint Augustin ». Une fois purgée sa peine, il s’est produit sur les plateaux de télévision du monde entier pour devenir un « bon nazi » ? Parues en Allemagne en 1969 sous le titre Erinnerungen (« Souvenirs »), ses Mémoires furent traduites en français, sous le titre Au cœur du Troisième Reich (Fayard), autobiographie que complétera, en 1975, son Journal de Spandau (Robert Laffont).
Non moins phénoménale est la carrière post bellum d’une autre figure emblématique du Reich hitlérien : Otto Skorzeny, le James Bond nazi. Mort d’un cancer à soixante-sept ans, dans la luxueuse villa de Madrid où il s’était installé en 1950, l’ancien chef des commandos d’élite de la SS qui ne recevait ses ordres que du Führer aura fait disparaître les lourds soupçons qui pesaient sur lui à la fin de la guerre. Entre autres, le fait d’avoir testé des balles toxiques expérimentales sur les détenus du camp de concentration d’Oranienburg-Sachsenhausen. Comme Speer, il écrivit plusieurs best-sellers. L’« homme le plus dangereux d’Europe » fut recruté par la CIA, qui l’utilisa comme « formateur » et lui confia des opérations « spéciales » contre l’URSS, mais aussi la France du général de Gaulle, non sans le « prêter » aux services secrets… israéliens, lesquels lui laissèrent le soin d’assassiner certains des anciens camarades qu’il avait aidés, quelques années plus tôt, à fuir dans les pays arabes !
Autres destins non moins stupéfiants : ceux de Walter Schellenberg, le supérieur direct de Skorzeny et de Reinhard Gehlen, chef de l’Office de renseignements pour le front de l’Est (Abteilung Fremde Heere Ost ou FHO). Mort prématurément d’un cancer à quarante-deux ans en 1952, le premier n’aura été incarcéré que quelques mois en Grande-Bretagne puis en Allemagne. Il dirigea l’espionnage et le contre-espionnage de la SS, après avoir créé, à l’instigation du redoutable Reinhard Heydrich, les Einsatzgruppen (« groupes d’intervention ») chargés d’éliminer en masse les éléments jugés incompatibles avec la « normalisation » des pays occupés. Rien qu’en URSS, leur bilan dépasse les 3 millions de morts. De 1946 à sa disparition en 1952, il partagera sa vie entre la Grande-Bretagne et la Suisse, où il deviendra l’ami du colonel Roger Masson, chef des services secrets helvétiques qu’il connaissait depuis 1942. Il est vrai que pour acheter son impunité, il avait « offert » au gouvernement américain des documents sur ses propres pourparlers avec l’OSS (l’ancêtre de la CIA) en vue d’une paix séparée avec les États-Unis aux dépens de l’Union soviétique, et aux Britanniques les preuves qu’il avait accumulées sur les liens privilégiés qu’entretenait l’ex-roi Édouard VIII (1) avec le régime hitlérien.
Extraordinaire fut le destin de Reinhard Gehlen devenu, de 1948 à 1968, chef des services d’espionnage de la République fédérale (le BND pour Bundesnachrichtendienst), après avoir été chargé, entre 1941 et 1945, de pénétrer la technostructure soviétique et d’être impliqué de plain-pied dans la guerre d’extermination déclenchée contre les Slaves pour offrir au Reich les colonies promises par Hitler ! Outre ses fonctions à la tête du BND, Gehlen fut chargé par la CIA d’installer dans toute l’Europe de l’Ouest une organisation parallèle (dite Stay Behind) destinée à prévenir l’infiltration communiste… en infiltrant elle-même le monde politique et les administrations des principaux États de l’Otan pour le compte de la CIA.
Le cas bien connu du général Paulus, le vaincu de Stalingrad, fournit un exemple différent. Passé avec armes et bagages dans le camp communiste en compagnie d’une poignée d’officiers supérieurs, dont l’arrière-petit-fils de Bismarck, cette nouvelle voie fut un choix subi. Sa défaite en faisait un otage et tout refus de sa part de collaborer avec Moscou un homme mort. Mais la guerre achevée, rien n’obligeait le gouvernement américain à recruter le général Adolf Heusinger, l’ancien chef de la planification stratégique de la Wehrmacht, coordonnateur du plan Barbarossa et des massacres de civils qu’il impliquait, comme président du Comité militaire de l’Otan. Ni d’imposer son concepteur, le maréchal Erich von Manstein, principal conseiller militaire du gouvernement de Bonn et de l’Otan.
Acquitté à l’issue du procès de Nuremberg, Hjalmar Schacht, ministre des Finances du Reich de 1934 à 1939, président de la Reichsbank jusqu’en 1937 puis conseiller économique de Hitler jusqu’en 1943, ne peut être considéré comme un assassin. Mais le rôle essentiel qu’il joua dans l’arrivée au pouvoir du Führer, auquel il offrit l’essentiel de ses succès économiques, fait de lui un homme clé du complexe national-socialiste. Ce qui ne l’empêcha nullement, après la guerre, de fonder sa propre banque, d’être recruté comme consultant par de nombreux gouvernements étrangers et de poursuivre, jusqu’à sa disparition en 1970, une carrière de mémorialiste et de conférencier pour le compte notamment des démocrates-chrétiens bavarois de la CSU.
Le cas le plus emblématique en dehors de Kurt Waldheim, qui fut Secrétaire général de l’ONU en ayant « dissimulé » son passé sous l’uniforme nazi, fut celui de Kurt Georg Kiesinger, qui dirigea les programmes de la radio hitlérienne à destination de l’étranger avant d’entamer une carrière politique qui en fit, de 1966 à 1969, le troisième chancelier allemand de l’après-guerre. Il est mort sans comprendre le rejet dont il fut l’objet quand Beate Klarsfeld, militante anti-nazie germano-israélienne, tira brusquement ses compatriotes de l’amnésie pour leur rappeler son rôle durant les années de guerre. Tout ne lui avait-il pas souri jusqu’à ce jour fatal de novembre 1968 où cette dernière, en le giflant publiquement, contribua à le pousser vers la sortie ?
Que dire de Wernher von Braun, promu héros du XXe siècle pour avoir permis à l’homme de marcher sur la Lune après avoir été, sous le IIIe Reich, à l’origine des premiers missiles balistiques de l’histoire, le V1, V2 et V3 ?
Au terme de cette investigation fouillée, quel jugement en tirer, sinon que les luttes et compétitions entre États, ces monstres froids, sont implacables, et on a eu trop tendance à l’oublier. Le contexte de la guerre froide a conduit parfois les puissances de faire « flèche de tout bois ». Notre époque est évidemment plus respectueuse des droits de l’homme, de l’éthique et des valeurs, mais elle ne saurait sans dommage tourner le dos à la realpolitik. ♦
(1) NDLR : Édouard VIII abdiqua pour pouvoir épouser Wallis Simpson en 1936. Son frère, Georges VI, père de la reine Élisabeth II lui succéda.