L’opération lancée contre l’Ukraine s’appuie principalement sur une action terrestre puissante renforcée par l’emploi d’un corps blindé mécanisé permettant d’imposer un rapport de force sans équivalent. La Russie dispose d’un parc de chars modernes particulièrement conséquent.
L’emploi des blindés vu par les Russes au regard de la situation en Ukraine
The Russian View of the Deployment of Armour with Respect to the Situation in Ukraine
The operation launched against Ukraine depends principally on powerful ground action, supported by a mechanised armoured corps, giving the aggressor an unequalled force advantage. Russia has a particularly large fleet of modern tanks at its disposal.
Dans un labs de temps assez court, la Russie a réussi à concentrer l’équivalent de 60 % de ses forces terrestres aux frontières nord, sud et est de l’Ukraine, créant une situation stratégique nouvelle qui amena, d’une part à la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des deux républiques populaires autoproclamées de Lougansk et de Donetsk et, d’autre part à une action militaire qualifiée de « spéciale » par Vladimir Poutine. Il faut relever la performance de vitesse de déploiement, la planification des opérations et un soutien logistique d’ampleur, autant d’éléments d’efficacité opérationnelle que les observateurs avaient identifiés lors de précédentes grandes manœuvres Zapad en 2021 ou Vostok en 2018. Ces manœuvres furent systématiquement interarmes, interarmées et interalliés avec la participation d’unités biélorusses (Zapad) ou chinoises (Vostok). Ces gigantesques exercices militaires mirent en œuvre les forces terrestres, les forces aérospatiales, les missiles balistiques de la force nucléaire, la flotte de combat, les équipes Spetsnaz et toutes les unités qui agissent dans les champs immatériels, en particulier les équipes cyber et les médias aux ordres chargés de la désinformation. L’action sur l’Ukraine n’est donc que l’application poussée du déploiement capacitaire complet de toutes les forces russes multimilieux et multichamps, y compris les armes nucléaires dont Vladimir Poutine a rappelé bruyamment l’existence et dont il a implicitement menacé « quiconque essaiera de nous entraver ou plus encore de créer des menaces pour notre pays, pour notre peuple, doit savoir que la réponse de la Russie sera immédiate. Et cela vous conduira à de telles conséquences que vous n’avez jamais rencontrées dans votre histoire ». Cependant, pour tous les médias du monde entier, cette démonstration de force se résume à : « la Russie masse ses chars à la frontière ukrainienne », car dans l’imaginaire populaire le char reste ce symbole indépassable de la puissance guerrière terrestre.
Les sources ouvertes font mention de 150 000 à 180 000 soldats au sol organisés en 120 bataillons interarmes, l’équivalent de nos groupements tactiques interarmes (GTIA), dont une dizaine d’assauts aéroportés, mettant en œuvre 1 200 chars, 3 000 blindés divers, 1 000 pièces d’artillerie, le tout appuyé par 500 aéronefs de combat et 40 navires de guerre en mer Noire capables d’actions vers la terre (assaut amphibie, tirs de missiles de croisière et d’appui feu naval). Tel était le décor avant que ne se joue la pièce concoctée par Vladimir Poutine. L’acte 1 fut un copier-coller de la tactique employée, par deux fois, par les Américains en 1991 dans le Golfe et en 2003 face à l’Irak. Il consista en une volée de missiles balistiques et de croisière lancés depuis des tracteurs -érecteurs-lanceurs ou des bombardiers type Tu-95 et Tu-22 Backfire qui dévastèrent les stations radars, les postes de commandement, 11 bases aériennes et plusieurs sites stratégiques de façon à décapiter la chaîne de commandement et à nettoyer le ciel de toute interférence ukrainienne. En même temps, plusieurs colonnes de blindés s’élancèrent depuis la Crimée au sud, vers Kiev au nord-ouest venant de Biélorussie, vers Kharkiv au nord-est et depuis les républiques autoproclamées de l’est, Lougansk et Donetsk. À l’heure où ces lignes sont écrites, nous ne pouvons que conjecturer sur les missions assignées à ces différentes forces blindées. Si l’action vers Kiev ne semble avoir pour objectif que la chute du gouvernement ukrainien, les deux pinces nord (Kharkiv) et sud (Crimée) qui s’avancent l’une vers l’autre pourraient avoir comme objectif de tronçonner l’Ukraine en détachant son quart est du reste du pays. Cela permettrait d’encercler une partie de l’armée ukrainienne qui n’aurait d’autre option que de se rendre ou de fuir vers l’ouest. Tout cela rappelle des épisodes connus de la Seconde Guerre mondiale comme l’opération Uranus d’encerclement de la VIIe armée allemande de Paulus à Stalingrad en 1942 ou l’opération Zitadelle de réduction du saillant de Koursk en 1943. Pour les Russes, l’annexion de ce territoire, dont une grande partie de la population est russophone, leur permettrait de mettre la main sur 40 % de la production céréalière, sur des mines, des centrales hydrauliques, des complexes sidérurgiques et surtout certains joyaux de l’industrie d’armement ukrainienne comme les usines de turbines Ivtchenko-Progress ZMKB et Motor Sich situées à Zaporijia, ou le complexe Morozov de fabrications de chars et de blindés situé à Kharkiv.
L’observation des images diffusées sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information ne donne qu’un échantillon des moyens blindés mécanisés engagés par la Russie. C’est ainsi que nous avons pu observer sur les routes ukrainiennes des lanceurs antiaériens Tor, un surprenant Strela-10 traversant une cité HLM de la banlieue de Kiev, un IMR du génie brûlant sur le bas-côté d’une route menant à Kharkiv, des T-72BV fonçant sur la route menant au port stratégique de Marioupol, des BMD-4 et des 2S9 Nona des troupes aéroportées se dirigeant vers Kherson montrant par là même que les paras russes peuvent être employés comme n’importe quelle unité blindée, les débris d’un T-80 éparpillé façon puzzle, châssis dans un champ, tourelle sur la route, de multiples BTR-80/90 du côté de Dymer et d’Ivankik, deux T-72 abandonnés dans un fossé ou encore de nombreux MT-LB en différentes versions. Certains sites tentent de recenser les pertes matérielles des deux camps d’après les milliers d’images et de vidéos qui circulent sur le Net. Dès le 25 février, soit le lendemain de l’offensive, les Russes auraient déjà ainsi perdu près de 150 véhicules dont la moitié de blindés. Une saisissante vidéo prise le 27 février vers la localité de Boutcha au nord de Kiev remonte une longue colonne de blindés des troupes aéroportées, essentiellement des BMD-4, des camions et des BTR complètement calcinés à la suite d’un tir d’artillerie brutal qui a aussi rasé les maisons situées de part et d’autre de la route. Toutes ces images rappellent avec violence la réalité de la haute intensité, indissociable de l’attrition massive. On note que certains modèles ont bénéficié d’évidentes opérations de modernisation. Car avant que les matériels de nouvelle génération comme le char T-14, le véhicule de combat d’infanterie lourd T-15 ou le transport de troupes Kurganets ne remplacent les blindés en service, l’armée russe s’est lancée dans un vaste programme de modernisation qui touche principalement les chars en service. Il faut préciser que l’armée blindée russe possède un capital considérable constitué de 2 300 chars T-72, 400 T-90 et environ 600 T-80. Tout ou partie de ces chars sont portés respectivement aux standards T-72B3M, T-90M et T-80BVM avec l’intégration de nouveaux blindages réactifs Relikt, de contre-mesures électromagnétiques Sosna, de caméras thermiques pour le combat de nuit, de nouvelles munitions flèches et explosives programmables et d’amélioration de leur transmission. Des images diffusées début janvier ont montré des protections de toit soudées sur les tourelles des chars T-72, destinées sans doute à contrer les munitions guidées MAM susceptibles d’être larguées par les drones de construction turcs Bayrak TB-2 acquis par l’Ukraine. Le couple TB-2/MAM a montré toute son efficacité dans le Haut-Karabakh, en Libye et dans le nord de la Syrie en détruisant des dizaines de blindés, y compris des automoteurs antiaériens. Ces protections prennent la forme de grilles placées très au-dessus des toits de tourelle, de sorte à créer un espace suffisant pour que le jet de charge creuse portée par les MAM n’ait plus de pouvoir de pénétration pour percer le blindage. L’autre menace que peut contrer cette solution rustique est le missile Javelin américain dont quelques centaines d’exemplaires ont été livrés par Washington, et qui adopte une trajectoire d’attaque plongeante qui frappe le char à l’endroit le plus vulnérable, son toit. Le fait que ces protections aient été montées deux mois avant l’offensive montre que l’armée russe se préparait bien à quelque chose en Ukraine.
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