Gamelin – La tragédie de l’ambition
Gamelin – La tragédie de l’ambition
Max Schiavon nous a habitués à la parution de ses biographies des généraux vaincus de 1940, Georges, Corap et Weygand, dans l’ordre de leur publication, ainsi que la récente présentation commentée des Carnets d’Huntziger. Toutes ces biographies étaient nettement empreintes d’un parti pris favorable de l’auteur envers ses personnages, leur trouvant de larges circonstances atténuantes dans la défaite qu’ils avaient subie, et allant même dans le cas de Weygand jusqu’à épouser certaines de ses querelles. Qu’allait-il en être avec Gamelin, sa dernière biographie qui vient de paraître ? Eh bien, c’est tout l’inverse. Il s’agit d’un véritable réquisitoire entièrement à charge, certes visant le chef militaire de tout premier plan qui porte une lourde et écrasante responsabilité dans la défaite de 1940, mais il n’est peut-être pas le seul et unique « responsable et coupable », comme semble l’indiquer l’auteur, dès lors que l’on met cette dernière biographie en perspective avec les précédentes. Cette démarche débouche un peu, en effet, sur une impression d’ordre binaire.
Que dit le biographe sur son personnage ?
Rien dans le passé militaire, pourtant reconnu brillant, de Gamelin, ne trouve grâce aux yeux de l’auteur. Si Gamelin s’est montré un excellent commandant de division dans les opérations qu’il a conduites au cours de la dernière année de la guerre, c’est tout simplement qu’il commandait des régiments d’élite ! S’il a brillamment fait lever le siège de la forteresse de Soueïda au Levant, en 1925, c’était pour l’abandonner à son sort quelques jours plus tard. C’est vrai, mais c’est omettre que les faibles moyens militaires déployés en Syrie n’avaient pas le don d’ubiquité et que la révolte grondait à Damas qui se trouvait alors gravement menacée.
Ayant achevé la guerre comme divisionnaire, mais à titre temporaire pour la durée de la guerre, son biographe insiste sur les démarches qu’il a alors entreprises, faisant jouer ses relations, pour faire régulariser son grade à titre définitif, et ne pas être rétrogradé au grade de colonel. Qui, placé dans la même situation, n’aurait pas agi de la même manière ?
Même la vie privée de Gamelin est mise à son débit, l’auteur insistant sur le fait que son mariage, une mésalliance, n’était en fait que la régularisation d’une ancienne liaison. C’était assez courant à l’époque (voir le maréchal Pétain en 1920).
Mais ce sont les réelles et graves insuffisances de caractère de Gamelin qui ont, à fort juste titre, terni la réputation et l’image laissées par le commandant en chef français de 1940. À cet égard, la démonstration de l’auteur est imparable et fort bien venue. Il conclut cette partie en affirmant qu’il n’y a plus de « mystère Gamelin », titre donné à son ouvrage par son précédent biographe, le colonel Le Goyet, en 1975. Voire ! S’il n’y a pas de mystère Gamelin, il n’en demeure pas moins que sa personnalité demeure fort déconcertante : brillant et aidé par une intelligence conceptuelle hors du commun, ses analyses sont d’une pertinence et d’une finesse jamais prises en défaut, mais il manque à Gamelin la volonté ou la force de caractère pour passer du domaine spéculatif de la conception à celui, concret, de l’action. Pour un chef militaire, c’est quand même gravissime. Un bon exemple de cette insuffisance notoire de Gamelin est fourni par son jugement – fort juste – sur la nécessaire alliance italienne : fort des liens personnels qu’il avait noués avec Badoglio, Gamelin avait conservé l’oreille et l’estime du chef d’état-major italien. Mais, il n’a jamais pris sur lui d’expliquer à Daladier que le Quai d’Orsay faisait totalement fausse route en ostracisant Rome, ce qui jetait Mussolini dans les bras de Hitler, et que, si le gouvernement consentait à ce nécessaire renversement d’alliance pour en revenir à la politique de Stresa, lui, Gamelin, pouvait être l’homme de la situation.
Gamelin aggrave encore son cas, en se montrant d’une franchise à géométrie variable, pour rester poli, tant vis-à-vis de ses grands subordonnés qu’à l’égard de ses alliés. Ce fut notamment le cas vis-à-vis de Georges comme de Daladier, au moment de l’aberrante réorganisation du commandement en créant un troisième Grand quartier général (GQG) début 1940. Mais il y a plus grave, notamment lorsque ce manque de franchise se transforme en véritable duplicité. Ce sont les Polonais et en premier lieu, leur chef d’état-major, Ridz-Smigly qui en feront les frais : au lieu d’un engagement « massif » de l’armée française pour les soutenir, ce qu’avait « promis » Gamelin, ce ne sera que la pitoyable « offensive » de La Sarre, qui n’avait d’offensive que le nom.
Face à de pareilles défaillances, certains se demandent comment Gamelin est parvenu au poste suprême. C’est oublier qu’il n’y a accédé qu’à la faveur d’un fâcheux concours de circonstances : les plus hautes fonctions militaires devaient revenir à Georges, mais celui-ci a été grièvement blessé en octobre 1934 dans l’attentat de Marseille, qui avait coûté la vie au roi Alexandre de Yougoslavie et à Barthou, ministre des Affaires étrangères. Il était loin d’être remis en janvier 1935, lorsque Weygand a été atteint par sa limite d’âge (il ne s’en remettra d’ailleurs jamais totalement). D’où la nomination de Gamelin.
Mais, la grande responsabilité encourue par Gamelin réside dans sa conception de manœuvre. Obnubilé par la plaine belge, assuré que les Allemands, bloqués en Lorraine par la Ligne Maginot ne pourront que répéter la manœuvre de 1914, il entreprend de s’y opposer en décidant de projeter un front continu à hauteur d’une ligne Anvers-Charleroi-Charleville, cette ligne courant le long d’une rivière, la Dyle, d’où le nom de « Plan Dyle », manœuvre à exécuter lors de l’invasion de la Belgique par la Wehrmacht. Immédiatement Georges et Billotte le mettent en garde contre le risque de combat de rencontre, aucune disposition ne pouvant être arrêtée antérieurement avec l’état-major belge, la Belgique étant neutre. Puis, Gamelin découple sa manœuvre jusqu’à la basse Hollande, c’est le plan Dyle-Breda, le front français étant encore étendu et p orté d’Anvers à Breda. Comme le groupe d’armées 1 du général Billotte ne dispose pas de moyens suffisants, Gamelin lui affecte la 7e armée de Giraud qui, jusque-là, constituait la masse de réserve, concentrée entre Laon-Reims et Mourmelon. Ce faisant, Georges perd toute liberté d’action, puisque sa masse de manœuvre réservée, constituée des meilleures grandes unités françaises lui est enlevée. Il ne manque pas de le faire remarquer à Gamelin, qui ne tient pas compte de la remarque. Quant à Billotte, il estime extrêmement dangereux de s’aventurer au-delà de l’Escaut.
Ainsi, contre l’avis de ses grands subordonnés, Gamelin monte une manœuvre qui, non seulement le prive de toute liberté d’action, puisqu’il ne dispose plus de réserve, mais lui fait encourir le risque d’un combat de rencontre dans la plaine belge, dans les plus mauvaises conditions, ce qu’en termes un peu pompeux, on appelle « être surpris en flagrant délit de manœuvre ». Cela lui sera fatal lorsqu’il sera confronté à l’effort allemand sur la Meuse à Sedan, et qu’il se trouvera dans l’impossibilité d’y parer.
Cela écrit, si l’ordre binaire évoqué plus haut est reposant pour l’esprit tout en enchantant les informaticiens, il ne constitue peut-être pas la meilleure grille d’analyse historique pour l’étude d’un cas militaire. Dans celui qui nous intéresse, cet ordre binaire revient à faire porter tout le poids de la défaite sur les seules épaules de Gamelin, et d’en exonérer largement ses subordonnés. Un peu de nuances visant à établir une certaine forme de responsabilité partagée, sinon collective du commandement dans la défaite ne serait-elle pas un peu plus conforme à la réalité ?
Il a été exposé plus haut combien la conception de manœuvre de Gamelin, « Dyle-Breda » était chimérique, contraire à tous les principes de la guerre et grandement à l’origine de ses déboires irrattrapables, sur la Meuse, de Sedan à Namur. Il est donc normal que son concepteur qui en porte la responsabilité en subisse également l’opprobre. Mais, ses subordonnés immédiats, notamment Georges et Billotte, qui y étaient pourtant fermement opposés l’ont quand même appliquée sans sourciller, et sont donc, à ce seul titre, également responsables. Si Georges a formulé des objections, même écrites, à l’encontre de cette planification, qui lui faisait engager d’emblée toutes ses réserves a priori, force est de constater qu’il s’y est tout de même rallié. On a beau jeu de mettre en avant la discipline intellectuelle que tout subordonné doit à son chef. C’est parfaitement exact, mais Lyautey ne répétait-il pas à l’envi que « la discipline des généraux n’est pas la même que celle des caporaux », et la discipline intellectuelle n’impose-t-elle pas, parfois, de savoir dire « Non ». C’est Leclerc, lors de la campagne d’Alsace qui, en des termes fort peu châtiés, mais très militaires, a conclu une entrevue orageuse avec Monsabert en lui assénant : « Moi, mon Général, quand je reçois un ordre c…, je ne l’exécute pas. » En Indochine, en juillet 1946, opposé aux options politiques prises par Thierry d’Argenlieu, qu’il jugeait déphasées par rapport à la situation militaire, le même Leclerc a préféré résilier son commandement et se faire rapatrier.
En présentant sa démission – durant la « drôle de guerre » – Georges aurait évidemment créé une grave crise de commandement, surtout si sa démission avait été doublée de celle de Billotte. Mais il aurait, par un tel geste, appelé l’attention du gouvernement sur l’irréalisme total de la manœuvre projetée. Et une crise de commandement, cela se règle, tandis qu’une bataille perdue peut être rédhibitoire et sans appel, ce qui sera le cas sur la Meuse.
L’auteur rapporte comment Billotte, commandant le groupe d’armées du Nord, celui dont les armées ont eu à exécuter le mouvement en avant en Belgique et en Hollande, s’est, au cours de l’hiver, emporté oralement devant Gamelin contre son plan, en s’exclamant : « On se fout de nous ! », ce « on », visait très explicitement Gamelin, présent dans la pièce ; lequel n’a d’ailleurs pas relevé la sortie fort irrespectueuse de son subordonné. Mais l’opposition de Billotte n’est pas allée plus loin. Nulle trace qu’il ait pensé un seul instant à mettre son képi dans la balance.
À partir du moment où des chefs exerçant, en temps de guerre, des responsabilités de très haut niveau (stratégique ou opératif), estiment en conscience que la planification de l’engagement de leurs moyens va à l’encontre du but poursuivi, leur devoir n’est-il pas de se démettre, quitte à provoquer une grave crise de commandement. S’ils ne le font pas, ils endossent alors la même responsabilité « collective » que celle de leur chef. C’est typiquement la situation de Georges et de Billotte par rapport à Gamelin.
Dans son ouvrage consacré à Corap, l’auteur, Max Schiavon s’était plu à énumérer les demandes exprimées par Corap à son supérieur direct, Billotte, avec copie à Georges ; ces demandes visaient à renforcer son dispositif qu’il jugeait insuffisant compte tenu de sa mission, interdire la Meuse de Namur à Mézières. Billotte ne pouvant distraire un seul corps d’armée composé de deux bonnes divisions d’active ou de série A, de son dispositif devant s’étendre jusqu’à Breda en Hollande, il revenait alors à Georges de prendre cette demande à son compte en faisant roquer ledit corps d’armée depuis les troupes d’intervalles de la Ligne Maginot (d’une densité totalement démesurée) jusqu’à la zone d’action de la 9e armée. Le même Max Schiavon dédouane Georges dans la biographie qu’il lui a consacrée, de ne pas l’avoir fait car, Prételat, commandant le groupe d’armées correspondant à la Ligne Maginot, se montrait fort jaloux de son commandement, estimait que son front étant le seul qui donnait lieu à des activités de patrouilles devait être considéré comme un front « actif » et surtout qu’il disposait de « puissants appuis parisiens ». En agissant avec une telle pusillanimité, Georges n’a-t-il pas, une fois encore, fortement engagé sa propre responsabilité ?
Ainsi, lorsqu’on place cette dernière biographie de Max Schiavon en perspective de ses précédentes, force est de constater les effets négatifs de l’ordre binaire mis en relief plus haut. Il ne fait aucun doute que Gamelin porte une responsabilité première dans la défaite de 1940. Mais, ce n’est pas une raison pour en faire l’unique responsable et d’en exonérer ses principaux subordonnés, qui sont largement co-responsables avec lui de la débâcle.
Aussi, cette biographie, si elle apporte beaucoup de précisions utiles sur la personnalité et le rôle joué par Gamelin, doit être lue avec un œil critique, en prenant en considération les responsabilités de ses propres subordonnés, et par ailleurs, en oubliant jamais que la débâcle de 1940 n’est pas seulement la plus sévère défaite militaire française depuis Azincourt, mais également et surtout, l’effondrement moral de l’ensemble du pays. Il est d’ailleurs permis de se poser la question de savoir si la France s’en est totalement remise aujourd’hui. Poser la question revient à y répondre. ♦