La Première Armée française. De la Provence à l’Allemagne 1944-1945
La Première Armée française. De la Provence à l’Allemagne 1944-1945
L’auteur, Claire Miot appartient à cette nouvelle – et excellente – génération d’historiens, universitaire de haut niveau, spécialisée dans l’histoire militaire à l’issue d’un passage au Service historique de la défense (SHD). Dans son cas personnel, normalienne issue de la rue d’Ulm, elle a été chargée d’études, de recherche et d’enseignement plusieurs années au SHD. Elle cumule donc une formation très solide avec une acculturation in vivo au milieu qui sera l’objet de ses travaux. Elle est donc parfaitement légitime.
Certains lecteurs militaires pourraient peut-être se montrer surpris du terme de « soldats colonisés » que l’auteur emploie à l’égard de la troupe indigène des grandes unités de la 1re Armée. Pour un lecteur actuel, pas toujours très au fait de toutes les subtilités d’appellation de ces unités, lesquelles ne correspondaient d’ailleurs pas toujours, en plus, à la composition réelle des grandes unités (1), il est difficile de s’y retrouver dans le labyrinthe du distingo entre armée d’Afrique, Coloniale, unités régulières et supplétifs, c’est-à-dire tirailleurs marocains, algériens ou tunisiens, tirailleurs sénégalais improprement dénommés d’ailleurs, spahis, le terme recouvrant par ailleurs également les Européens (2) ou goumiers (3) (que l’on peut également dénommer tabors !), toutes appellations qui excluent les équipes de pièces des régiments d’artillerie d’Afrique, qui ne sont ni les uns ni les autres. Pour les besoins de ses travaux, il fallait donc impérativement, pour l’auteur, utiliser un terme générique. Elle aurait pu se rallier au terme « indigène », mais elle a choisi « soldat colonisé », ce qui est, il faut le reconnaître, l’exacte réalité du statut de cette troupe (l’accès à la nationalité française sera refusé à ses membres à l’issue de la guerre). Donc, va pour « soldat colonisé » ! Ce serait réellement dommage qu’un lecteur, rebuté par ce terme inusité, interrompe la lecture de cet ouvrage, remarquablement documenté qui, de ce fait, apporte un éclairage nouveau et complet sur la campagne de 1944-1945, conduite par la 1re Armée. En effet, la documentation en est exceptionnelle. Fruit des travaux qui ont servi à l’auteur pour soutenir sa thèse, l’ouvrage comporte une liste de sources primaires sur quarante pages. Toute affirmation de sa part se trouve ainsi référencée. Le récit de l’auteur s’appuie beaucoup, en ce qui concerne la troupe, sur les rapports sur le moral que toutes les unités envoyaient périodiquement à l’échelon supérieur, qui les synthétisait avant de les retransmettre à son tour. L’ouvrage fournit donc l’exacte perception qu’avaient l’encadrement de contact et le commandement des sentiments de la troupe, aussi bien FFI qu’indigène, dans le contexte du moment, sans qu’il soit possible d’y introduire des éléments de relecture ultérieure, autres que des commentaires personnels de l’auteur qui sont, dès lors, aisément identifiables. C’est ce qui en fait la richesse et toute son originalité.
En effet, il ne faut chercher dans cet ouvrage, ni le geste héroïque de l’armée Rhin et Danube ni une analyse tactique de la campagne, tous aspects qui ont été traités avec brio par le général de Lattre dans son Histoire de la Première Armée française, publiée en 1949 (4). Il était donc temps de renouveler le sujet, ce que fait avec non moins de brio l’auteur. Comme elle l’explique dans son introduction, il s’agit d’une restitution de cette campagne de la Provence au Danube au niveau du combattant, qu’il soit français ou indigène, et non pas à celui du commandement. Si bien qu’elle offre des renseignements très intéressants et même des avancées historiographiques réelles sur la manière dont a été conduit l’amalgame des FFI au sein de la 1re Armée, et ses conséquences, sur la mentalité des Indigènes, sur la façon dont l’Alsace a accueilli ses libérateurs et, in fine, un chapitre très édifiant sur le comportement de l’armée française, en « pays conquis », au-delà du Rhin.
En ce qui concerne l’amalgame, l’auteur explique comment il a été conduit par l’état-major de la 1re Armée où de Lattre a appelé le général Molle dans les fonctions de général adjoint FFI (5). Il s’agissait purement d’une affaire d’organisation, mais qui a néanmoins été conduite par un état-major opérationnel, simultanément à la conduite des opérations qui constituait sa raison d’être, ce qui est assez exceptionnel. Les combattants issus des maquis de la Libération étaient loin de posséder l’aptitude opérationnelle requise pour être engagés d’emblée dans un combat classique. En effet, dans la guerre des partisans qui était la leur, il s’agissait toujours de rompre au plus vite le contact à l’issue d’une action ponctuelle. Il ne s’agit pas du meilleur mode d’action dans le contexte d’une guerre conventionnelle. Même les combattants des maquis encadrés par des officiers d’active et composés d’anciens engagés de l’armée d’armistice, à l’image du corps franc Pommiès, formé à partir des anciens régiments de la région de Toulouse (14e et 18e RI) ne connaissaient pas le matériel ou l’armement américain dont était dotée l’armée française et avaient besoin d’une sérieuse appropriation des nouveaux procédés de combat. Aussi, les régions militaires dont les états-majors se reconstituaient au fur et à mesure de la Libération, ont été chargées d’organiser des centres d’instruction pour la troupe et des écoles de cadres qui ont donné lieu à un immense effort d’instruction, contrôlé par des officiers détachés de la 1re Armée (notamment des officiers blessés en convalescence avant de rejoindre leur unité). Cet aspect méconnu de la campagne de Libération est bien expliqué par l’auteur. Elle cite également un certain nombre d’anecdotes tirées des archives des unités dont la plus savoureuse est certainement celle du colonel Guillebaud, commandant le 4e RTT (régiment de tirailleurs tunisiens) ayant incorporé un bataillon FFI dans son régiment avant la campagne d’Allemagne ; un beau matin, il a vu débarquer à son PC, le « commissaire politique » autoproclamé du bataillon qui venait donner son avis sur l’ordre d’opérations qu’il venait de recevoir. Maniant la litote avec humour, le chef de corps du 4e Tunisiens écrit dans son compte rendu à la Division que « l’entretien fut très bref », ce qui n’empêcha pas l’impétrant de récidiver quelques jours plus tard.
On ne peut qu’être surpris de constater que les jugements les plus sévères portés sur la valeur opérationnelle des unités FFI l’ont été de la part des FFL, qui se sentaient détenteurs d’une double légitimité : celle d’appartenir à l’armée d’active et surtout, celle de posséder une antériorité à la reprise du combat, que personne ne pouvait leur disputer. Faut-il y voir la trace d’une certaine jalousie, le général de Lattre ayant toujours marqué une faiblesse réelle vis-à-vis des formations FFI, tandis que le courant a toujours eu un peu de mal à s’établir entre lui et la DFL. À noter quand même que, si les témoignages des généraux Brosset et Garbay, commandants successifs de la DFL, sont très sévères à l’égard des FFI, a contrario, les rapports et témoignages des officiers de la 13e DBLE sont, eux, tous admiratifs. Il est intéressant de remarquer que Leclerc a manifesté ouvertement le même mépris envers les FFI lorsqu’il a été engagé sur le front de l’Atlantique.
Il ne faut pas perdre de vue que la 1re Armée en Allemagne n’avait plus grand-chose à voir dans sa composition, avec celle qui avait débarqué en Provence moins d’un an plus tôt ; d’une armée de contingents coloniaux, elle avait mué en « armée FFI » : trois divisions FFI étaient venues grossir ses effectifs (1re, 10e et 14e DI), la 9e DIC avait été « blanchie » avant les Vosges et les trois divisions nord-africaines étaient devenues des divisions mixtes : un régiment de tirailleurs sur trois avait été rapatrié en Afrique du Nord, et les deux autres régiments avaient vu leurs effectifs reconstitués par l’adjonction d’un bataillon FFI. Les divisions blindées sont peu concernées, car leurs unités sont à base d’Européens (colons d’Afrique du Nord et beaucoup d’évadés de France, déjà formés au préalable sur le matériel blindé).
Cet afflux d’effectifs avait posé de graves soucis d’équipements, que l’état-major de la 1re Armée eut également à résoudre. Le système « D » de récupération fonctionna jusqu’à la fin de l’hiver, mais s’avéra vite dérisoire. Dès que l’hypothèse d’une campagne de printemps s’imposa aux esprits, le commandement allié consentit à prendre à sa charge l’équipement des nouvelles formations françaises. Fin octobre précédent, au moment du blanchiment de la DIC, les Sénégalais avaient directement passé en compte leur armement aux FFI venus les relever sur leurs positions.
S’agissant de la troupe indigène (les « soldats colonisés » de l’auteur), les Marocains, recrutés sur volontariat, y tenaient la première place. S’il faut louer l’auteur d’un dépouillement scrupuleux d’une masse d’archives qui ne l’avaient guère été jusqu’alors, en revanche, le lecteur n’est pas forcé de la suivre dans certains de ses commentaires.
Les archives les plus intéressantes citées par l’auteur sont, sans aucun doute, constituées par les rapports sur le moral des unités, au niveau des bataillons et des régiments, et leurs synthèses à l’échelon des divisions et du corps d’armée. Le constat général, qui revient dans toutes les unités, est une grande lassitude de ces combattants, tirailleurs ou goumiers, dont certains, les plus anciens, enchaînent les combats sans discontinuer, depuis l’Italie. Dès l’automne 1944 et la campagne des Vosges, le souci premier des Marocains est le retour au pays. Par ailleurs, même si le sentiment de se battre pour la France laisse la majorité d’entre eux totalement indifférents, ils se battent pour leur lieutenant ou leur capitaine, les mêmes rapports signalent que ces combattants marocains demeurent tout aussi indifférents à la propagande nationaliste qui commence à se faire jour. Mais, en lisant en creux, cela signifie que cette propagande existe bel et bien déjà au sein des formations de l’armée d’Afrique. Concernant la diffusion à Rabat du Manifeste pour l’Indépendance du Maroc, remontant au 11 janvier 1944, il n’est pas neutre que le général de Gaulle ait fait le Sultan Compagnon de la Libération, lors de sa visite aux unités marocaines, en juillet 1945, en Allemagne, où il a été reçu avec tout le faste dû à son rang. De Lattre savait faire !
Les mêmes rapports insistent également sur l’incompréhension – justifiée – de ces mêmes combattants qui se battent, alors que la jeunesse française qu’ils peuvent croiser vaque souvent à ses occupations pacifiques. Lucides, les généraux à qui il échoit de synthétiser les rapports des unités soulignent que ce constat sera de nature à accréditer très vite la propagande nationaliste chez les combattants marocains.
L’auteur cite le général de Monsabert qui, dans une de ses synthèses, s’insurge contre les mesures financières et fiscales qui ont été arrêtées à Alger par une administration tatillonne et loin de la réalité du terrain : les soldes du personnel engagé et des cadres ont été baissées en passant d’Italie en France, pour ne pas donner prise à une possible hausse de l’inflation dans un pays ruiné, ce qui constitue déjà une lourde maladresse et, comble de l’incohérence, ce même personnel européen est imposé au taux plein dès lors qu’il combat en métropole, alors que ceux qui sont restés en Algérie le sont, selon les errements en vigueur à 50 %, et pas du tout pour ceux qui résident au Maroc. Ces mesures sont peut-être conformes à une certaine forme d’orthodoxie économique et fiscale, mais il n’en demeure pas moins qu’elles sont de nature à entretenir un profond sentiment de frustration chez les combattants.
Dans un chapitre très original, l’auteur rapporte ce que furent les contacts de la 1re Armée et des forces américaines avec l’Alsace et la population alsacienne. Les libérateurs français furent bien accueillis, tandis que, pour les Américains, une population qui parlait un dialecte germanique ne pouvait être qu’allemande et donc, traitée comme telle, ce qui a amené les municipalités libérées à faire apposer de grands panneaux en anglais à l’entrée des agglomérations indiquant que même si la population parlait allemand, le village était néanmoins français, et devait être considéré comme tel. Quant aux bureaux des Affaires civiles des divisions (existant dans les états-majors de toutes les divisions de la 1re Armée) ils eurent à identifier, au sein de la population alsacienne, les individus ayant appartenu aux services nazis durant les quatre ans d’annexion et demeurés sur place à l’issue de la Libération. Il y eut de l’ordre de 4 000 arrestations, prisonniers pour lesquels les anciens camps nazis du Struthof et de Schirmeck ont été rouverts. En effet, si la population alsacienne a, en grande partie été évacuée en 1939, notamment dans les villes et n’est que très partiellement revenue (une autre partie ayant fait l’objet de mesures d’expulsion par les Allemands dès l’été ou l’automne 1940), les Allemands ont installé en Alsace annexée leurs services administratifs et ont réquisitionné, au profit de citoyens du Reich, nombre d’entreprises dont les propriétaires français ont été spoliés. Les Affaires civiles ont donc dû faire preuve d’un grand doigté lors de la Libération. Il n’en demeure pas moins que le sentiment d’être libérés était quand même très majoritaire au sein de la population alsacienne de souche française.
In fine, la personnalité du général de Lattre, commandant la 1re Armée apparaît peu dans l’ouvrage de Claire Miot, sinon pour expliquer que l’autorité réelle du commandant de la 1re Armée était moyennement assurée. Il est permis de mettre en doute ce jugement, qui s’appuie sur les difficultés que de Lattre a rencontrées avec Larminat et Leclerc. Dans le premier cas, il est de notoriété publique que Larminat ne doit qu’à lui-même de s’être placé dans une situation de quasi-insubordination vis-à-vis de De Lattre. Sa responsabilité pleine et entière dans le conflit qui l’a opposé à de Lattre à Toulon a été confirmée par l’enquête de commandement, diligentée par Catroux, sur l’ordre de De Gaulle. Quant à Leclerc, il s’est agi d’une incompatibilité de caractères réciproques entre lui et le commandant de la 1re Armée, fondée sur deux egos surdimensionnés qui se sont opposés. En outre, Leclerc savait, qu’étant appuyé par de Gaulle, il pouvait se permettre sans grands risques quelques écarts avec la discipline formelle, et il savait en user. Il est indiscutable que, hormis ces deux cas très spécifiques, de Lattre a tout le temps été obéi.
On touche ici aux limites connues de la méthode historique fondée sur le dépouillement d’archives. Pour analyser les relations de commandement, relations humaines par excellence, les archives sont muettes. Il faut alors se fonder sur les témoignages des contemporains ainsi que sur les journaux personnels des intéressés, voire leur correspondance privée. On tombe alors clairement dans le domaine de la subjectivité. Il convient donc de relativiser et nuancer ces sources subjectives par une connaissance objective, le plus souvent in vivo, du milieu militaire de ses us et coutumes et de ses codes, qui peut difficilement être acquise autrement que par son expérience personnelle, et même dans ce cas, la subjectivité personnelle demeure.
Cette dernière remarque ne saurait modifier le sentiment général de sérieux de cet ouvrage, qui devrait trouver sa place dans toute bibliothèque d’un lecteur intéressé par l’histoire militaire, en général, et la campagne de la Libération, en particulier. En refermant ce livre, le lecteur a, en effet, réellement l’impression d’avoir vécu une immersion à l’intérieur de la 1re Armée durant la campagne de la Libération. L’approche étant novatrice et n’ayant jamais été traitée auparavant par d’autres auteurs, il sera difficile dorénavant d’évoquer la campagne Rhin et Danube, sans se référer à cet ouvrage. ♦
(1) C’est ainsi que la 3e division d’infanterie algérienne engerbait un régiment tunisien, le 4e RTT, et la 4e division marocaine de montagne, un régiment algérien, le 1er RTA.
(2) Dans les régiments de spahis, entièrement motorisés en 1943, sur le type de régiment blindé de reconnaissance, tous les pilotes et chefs de voitures étaient des Européens.
(3) Le goum est une unité supplétive marocaine correspondant à l’effectif d’une compagnie régulière, un tabor à un bataillon et un groupement de tabors à un régiment. Mais leur emploi diffère des unités régulières dans la mesure où, beaucoup moins bien richement dotés en appuis internes – mitrailleuses et mortiers – les tabors marocains sont moins aptes à la défensive que les bataillons de tirailleurs. Unités supplétives, l’engagement des tabors pour faire campagne au sein de l’armée française donne lieu à la signature d’un dahir (décret) par le Sultan. Lors de l’Indépendance en 1956, les tabors formeront d’emblée le noyau des nouvelles Forces armées royales (FAR).
(4) Pour cet ouvrage, le travail de bénédictin de dépouillement du Journal de marche et des opérations de l’état-major de la 1re Armée a été effectué par l’ancien chef du 3e Bureau de la 1re Armée, le colonel de La Boisse, futur général, auquel le général de Lattre a rendu un vibrant hommage en tête de son ouvrage.
(5) À la fin de la campagne, le général Molle commandera la 27e Division d’infanterie alpine, reconstituée uniquement à base de FFI issus des maquis alpins. Cette division sera engagée, en marge de la 1re Armée, au sein du Détachement d’armée doyen dans les opérations visant à s’emparer de la ligne de crête frontière, avant d’en déboucher en direction de la plaine du Pô.