Penser en Chine
Penser en Chine
Comment continuer à penser en Chine ? C’est à cet énorme débat que s’attelle Anne Cheng dans ce livre, en y compilant les réponses d’une vingtaine de contributeurs universitaires politologues, juristes, voire historiens. Tous s’appliquent à traquer l’imposture et le mensonge d’État, démonter les rouages idéologiques de la machine de répression de la pensée, les techniques très élaborées de subjugation des sphères sociales, l’achat du silence, la censure. Ces témoins nous dévoilent aussi les « ruses » de rares intellectuels qui parviennent à préserver et émettre un discours pluraliste, en composant avec le discours officiel, feignant de se fondre dans le creuset de l’idéologie et de répéter les slogans pour mieux ensuite dériver vers une pensée indépendante. Dans l’ouvrage, l’Histoire est appelée à la rescousse pour rappeler que la Chine, mis à part de fugaces parenthèses comme celle de la dynastie Tang (618-907), n’a jamais connu la liberté de penser, ni l’état de droit, dont les concepts lui sont profondément étrangers. Anne Cheng part d’un constat accablant : en 2007, l’Occident a raté l’occasion de se poser la bonne question. Après trente ans d’essor économique sans précédent en Chine, la question qu’on se posait implicitement était « par quelles étapes le régime allait faire transiter sa société pour la conduire paisiblement vers l’état de droit ». Sans imaginer que très bientôt, dès 2008, année des JO de Pékin et du krach boursier mondial, le régime allait renoncer à cette attitude de coopération avec l’Occident pour entrer dans une nouvelle phase de confrontation à l’extérieur, et de durcissement et intolérance à l’intérieur.
Pour expliquer cet aveuglement des pays européens et américains, la Chine jusqu’alors avait suivi les préceptes de Deng Xiaoping qui préconisait le profil bas et la prudence, de « sonder les pierres du fond de la rivière pour la traverser à gué ». Depuis trente ans, elle exportait son concept souriant de « soft power », entrait en 2001 à l’Organisation mondiale du commerce et multipliait les initiatives pour rassurer. Impossible dans ces conditions de deviner qu’à partir de 2015, elle se mettrait à occuper et militariser sept atolls en mer de Chine du Sud, spoliant ainsi les Philippines, à rompre le contrat de rétrocession de Hong Kong, à persécuter le peuple ouïghour, et à pratiquer la surenchère dans son conflit économique avec les États-Unis. Dans cette perspective, la collection d’articles de Penser en Chine tente, selon Cheng, de « démultiplier les horizons, les points de vue et les méthodes d’approche sur un pays qui s’est toujours vu comme celui du Milieu, et qui [aujourd’hui] se verrait bien comme le monde à lui tout seul ».
La première pensée à remettre en cause est la stratégie du Tianxia, de l’empire « sous le ciel ». Les chercheurs interpellent la prétention du régime à se poser en héritier d’un système de pensée égal ou supérieur à celui de l’Occident, qui justifie son autoritarisme et rejette le concept de valeurs universelles. Forte d’une civilisation « vieille de 5 000 ans », la Chine de 2021 revendique une altérité qui la « dispense » de démocratie, au nom de valeurs confucéennes supérieures et de l’intérêt de la société. Or, pour John Makeham, le système du Tianxia, loin d’être un socle de pensée applicable à l’humanité entière, n’a été dans l’Antiquité chinoise qu’un code des rapports hiérarchiques entre supérieurs et inférieurs, sans prétention à des valeurs morales. Makeham retrouve la racine moderne du Tianxia dans les écrits de Kang Youwei (1858-1927) qui rêvait d’une renaissance de la nation chinoise sous une férule confucéenne. Avec son outil théorique et sa suite de zélateurs, Kang va arriver au bon moment, quelques décennies plus tard, pour satisfaire les besoins d’un Parti communiste chinois (PCC) en idéologie de rechange. Makeham cite aussi le détracteur de Kang Youwei, Ge Zhaoguang qui s’inscrit en faux contre la prétention universaliste du Tianxia, récupération par le PCC de concepts antiques dévoyés dont il veut faire l’instrument théorique de ses ambitions planétaires. Parmi les chefs de file de la « clique Kang » figure Chen Lai, de la prestigieuse université Tsinghua, qui affirme que toute science sociale dans le monde « devrait être soumise au test de l’expérience historique chinoise avant que sa véracité puisse être confirmée », et que soient établies la « singularité et la sagesse de la culture chinoise ». Chen Lai invente un corpus de 12 valeurs nationales, telles que patriotisme, amitié, liberté, prospérité et puissance – mais ces douze valeurs arbitrairement plaquées ensemble, n’ont aucun fondement déclaré et reflètent plus les vues à court terme du président Xi Jinping et de son prédécesseur Hu Jintao. Dès 2008 d’ailleurs, à la veille des JO de Pékin, on les retrouvait placardées à tous les grands carrefours de Pékin, en chinois et en anglais.
P uis le président Xi Jinping va un pas plus loin : il ne veut plus d’une Chine présente dans le débat mondial, mais revendique l’idée d’une Chine seule au monde, tête du monde dont elle deviendrait le phare idéologique. Peu de temps après l’avènement de Xi en 2012, les « valeurs universelles », telle la liberté d’association ou d’opinion, sont devenues le principal thème interdit d’études et de débats dans les universités. Et en 2015, dans un discours devant l’école du Parti, il les qualifie de « pom-pom girl de l’idéologie capitaliste ».
Dans le même ordre d’analyse critique, Marshall Sahlins étudie l’action des Instituts Confucius, multipliés à grands frais à travers la planète sur le modèle des Alliances françaises ou des Goethe Instituts, mais qui servent avant tout de « pendant intellectuel des Routes de la soie » et de bras actif de la propagande chinoise. Pour cette raison d’ailleurs, nombre d’entre eux ont été fermés dans les pays d’accueil qui s’inquiètent de leur fonction de surveillance des étudiants chinois hors frontière, et de leur absence d’indépendance intellectuelle. En Chine même, de nombreux écrivains s’opposent au Tianxia, tel Qian Mu qui pourfend les thèses d’altérité et d’exceptionnalisme chinois. Qian Mu déconstruit la prétention du Tianxia de fusionner l’humanité en un groupe culturel unique, sous le « mandat du ciel » (le droit divin de l’empereur à régner) qui ferait de la Chine « une seule famille ». Nathan Sperber pour sa part s’attaque à une étude du capitalisme d’État et de la conduite hyperlibérale des affaires à travers l’Empire du Milieu. Pour lui, « la trajectoire chinoise est le fruit de la contingence… La marchandisation des échanges et la capitalisation de la base productive sont advenues sans être accompagnées d’une libéralisation achevée du système économique ».
En fin de compte, avec sa théorie du Tianxia, cette Chine propose au monde son style de gouvernance autoritaire et l’extension d’un glacis d’influence économique – c’est ce vers quoi tendent les rachats de mines et de terres, de ports et d’actifs technologiques à travers les cinq continents au nom de l’harmonie mondiale, et d’une promesse d’un gagnant-gagnant. Mais à ce jour, alors que se profilent les premières faillites dans le grand plan des « Routes de la soie », cette image d’une Chine harmonieuse et gagnant-gagnant, selon Anne Cheng, n’a plus de crédibilité. La Chine a renoncé au « penser », prétendant le remplacer par le « dépenser » – le roi est nu ! ♦
* Avec l’aimable autorisation de reproduction de l’Académie des sciences d’outre-mer (www.academieoutremer.fr).