La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine bouleverse les équilibres géopolitiques déjà fragiles autour de la Méditerranée. Les tensions se sont accrues, attisées par une posture russe agressive pour déstabiliser l’Europe, ses institutions et ses projets politiques et économiques. Il est urgent de réagir et de sortir de l’irénisme.
Préambule - La Méditerranée et la guerre en Ukraine : la rupture est aussi au sud
Preamble—The Mediteranean and the War in Ukraine: Divisions in the South as well…
The war started by Russia against Ukraine is shaking up already fragile geopolitical balances around the Mediterranean. Tensions have grown, abetted by an aggressive Russian posture aimed at destabilising Europe, its institutions and its political and economic projects. It is urgent to react and put an end to our reconciliatory mood.
L’invasion russe de l’Ukraine marque une rupture. Certes, la fin de l’illusion post-historique d’un monde unifié régi par la norme et la loi du marché suscitée par la chute de l’Union soviétique était déjà perceptible depuis de nombreuses années. Le regain des compétitions géopolitiques entre puissances défendant leur modèle et leur zone d’influence, la multiplication des contestations et des rapports de forces désinhibés ainsi que l’augmentation généralisée des dépenses d’armements en étaient les signes précurseurs. Mais l’emploi de la force était en quelque sorte dissimulé derrière des faux-semblants : interventions qui se revendiquaient d’un « maintien de l’ordre », avec ou sans légitimité onusienne d’ailleurs (Balkans, Afghanistan, Irak, Syrie, Libye et Sahel), soutien à un parti considéré comme légitime lors d’un conflit local (Syrie, Haut-Karabakh et Libye) ou encore action militaire sous le seuil du conflit (Géorgie et Crimée). Ces hypocrisies, hommages du vice de la puissance à la vertu du multilatéralisme, semblaient indiquer que le droit international restait un objectif au moins théorique. La guerre déclenchée le 24 février 2022 ne s’embarrasse pas quant à elle de faux-nez : il s’agit explicitement pour la Russie d’assujettir par la force un État qu’elle considère comme illégitime et menaçant. Par l’importance historique de l’événement, par le poids géopolitique de la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, et par la proximité géographique du conflit, cette guerre aura un impact majeur sur la sécurité du bassin méditerranéen.
La tension s’ajoute à la tension
Son premier effet est d’ajouter de la tension à une région déjà structurellement sous tension. Zone frontière entre deux mondes qui s’éloignent, la Méditerranée est – pour prendre une comparaison de physicien – une sorte de diélectrique entre deux plaques d’un condensateur aux potentiels divergents. Contrairement aux attentes des années 1990, le développement socio-économique, les évolutions culturelles et sociétales, les modes de gouvernance et la démographie des deux rives ont suivi des routes différentes qui ont renforcé les incompréhensions, les rancœurs et donc un ressentiment de la rive sud vis-à-vis de l’Europe. Cette situation génère des tensions de tous ordres : au sein des sociétés du Sud d’abord, frustrées par les espoirs déçus d’amélioration économique et sociale. Entre les pays de la rive sud et l’Europe ensuite, celle-ci étant perçue à la fois comme un repoussoir et comme une forteresse indifférente au sort de ses voisins déshérités. Entre pays de la rive sud enfin qui n’ont jamais surmonté leurs rivalités et se positionnent le plus souvent en opposition, l’antagonisme entre le Maroc et l’Algérie en étant l’illustration la plus manifeste comme en témoigne la réimposition récente du ser vice militaire obligatoire au Maroc. Anti-occidentalisme, nationalisme et islamisme forment à la fois le réceptacle et les supports idéologiques de ces tensions qui s’étendent.
Cette ambiance régionale qui se durcit de façon structurelle entraîne plusieurs conséquences. D’abord un raidissement politique qui vise à surmonter l’instabilité au sein des sociétés de la rive sud qui n’a pas cessé de croître depuis les révolutions arabes de 2011. La reprise en main d’Abdelmadjid Tebboune après le Hirak de 2019 en Algérie, la concentration des pouvoirs organisée par Kaïs Saïed en Tunisie et les dérives autoritaires du maréchal Sissi en Égypte, et de Recep Tayyip Erdogan en Turquie ont toutes pour objectif de maintenir sous contrôle une population frustrée, sans perspective et travaillée par les forces de fragmentations, notamment islamistes, qui fragilisent les États-nations. L’image de chaos renvoyée par les pays au pouvoir faible ou failli, comme au Liban, en Libye ou en Irak, ne fait que renforcer la détermination autocratique de ces chefs d’État. Ceux-ci ont tendance également, et c’est la deuxième conséquence, à jouer des rapports de force avec les pays européens pour obtenir des avantages et fédérer leur population autour du sentiment antieuropéen. Le Maroc défiant l’Espagne avec les migrants, l’Algérie excitant le spectre de la France « ennemie traditionnelle et éternelle » ou la Turquie menaçant l’Union européenne à propos du droit de la mer en sont des illustrations. Enfin, ces États renforcent leurs équipements militaires pour faire face aux risques croissants de conflits régionaux. Sans surprise les dépenses militaires augmentent donc, en particulier au sud. À titre d’illustration, l’augmentation entre 2008 et 2030 du tonnage des marines de guerre, l’outil privilégié du rapport de force étatique, devrait être de 52 % pour le Maroc, de 120 % pour l’Algérie et de 170 % pour l’Égypte.
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