Introduction—AUKUS, One Year After
Introduction - AUKUS, un an après
Ce numéro spécial, fruit de la coopération entre la Revue Défense Nationale (RDN) et l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), rassemble un ensemble de contributions de chercheurs français et étrangers consacrées au partenariat de sécurité AUKUS, un an après. Pour autant ce n’est ni un état des lieux fastidieux ni un bilan. L’objectif essentiel de l’accord étant la construction d’au moins 8 sous-marins à propulsion nucléaire, l’horizon reste assez lointain : les spécialistes s’accordent pour évoquer la livraison d’une première unité vers 2030.
Ce travail vise à ressembler différentes réflexions qui permettent de contextualiser et de replacer quelques-unes des conséquences stratégiques les plus évidentes de l’AUKUS dans une perspective de court ou long terme. Il pose au final la question des évolutions et des possibles transitions que la signature de cet accord a directement ou indirectement amené dans son sillage. Or, le « temps stratégique » est une variable fluctuante selon l’angle adopté. Il peut se contracter sous l’emprise d’une « surprise stratégique », comme ce fut sans nul doute le cas pour la France lors de l’annonce brutale de l’AUKUS le 15 septembre 2021. Il peut aussi s’accélérer comme le montrent le déclenchement de la guerre en Ukraine et l’ajustement rapide et calibré des initiatives décidées par les États-Unis, l’Union européenne et l’ensemble des pays occidentaux pour arrêter la bellicosité russe.
Pour les États-Unis, l’AUKUS est désormais inscrit dans l’architecture de sécurité rénovée que l’Administration Biden a élaborée en vue de contrebalancer l’expansion politico-militaire de la Chine dans l’espace indopacifique. Pour les principaux alliés et partenaires des États-Unis, c’est-à-dire l’Australie, le Royaume-Uni, mais aussi le Japon, la Corée du Sud, les Philippines et sans doute Taïwan, l’AUKUS constitue un cadre sécuritaire rassurant, qui a trouvé sa place aux côtés du Quad et d’autres relations de défense bilatérales. Il s’intègre dans une coalition stratégique globale conduite par les États-Unis et contribue à donner un contenu opérationnel et technologique au concept d’Indopacifique libre et ouvert auquel tous adhèrent.
Cette construction peut être la définition d’une nouvelle grande stratégie américaine qui se veut inclusive et coopérative avec l’ambition d’offrir une dissuasion et des garanties de sécurité plus effectives dans le cadre d’un partage du fardeau redéfini et où le statut d’allié et de partenaire est rehaussé. Bien que non-membres de l’AUKUS, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan apportent des avantages décisifs aux États-Unis dans la course à la technologie que ces derniers livrent à la Chine. Les trois pays d’Asie du Nord possèdent des capacités d’innovation et de recherche significatives mais aussi la maîtrise de hautes technologies recherchées en intelligence artificielle, informatique quantique et semi-conducteurs.
On observera que derrière l’acronyme AUKUS et la politique de rénovation des alliances entreprise par l’Administration Biden se cache une réalité complexe dont la signification et les conséquences de long terme restent encore à apprécier.
Sous l’angle géopolitique, l’AUKUS est une illustration assez classique de la politique d’équilibre des forces face à un dilemme de sécurité. Bien que la Chine n’ait été mentionnée en aucune façon, il est assez clairement apparu que cette initiative se veut une réponse coordonnée à la perception d’une expansion croissante et menaçante de cette dernière dans la région indopacifique. L’Australie s’était longtemps montrée ambivalente face à la montée en puissance de la Chine, espérant conserver de bonnes relations économiques et commerciales avec elle. Mais la conduite de plus en plus agressive de Pékin – en particulier sa décision injustifiée d’imposer un embargo commercial punitif en réponse à une proposition australienne d’enquête internationale sur les origines du coronavirus – a déclenché un durcissement de l’attitude de Canberra.
Ces perceptions sont en partie fondées sur les capacités militaires accrues de la Chine – en particulier sa capacité à projeter sa puissance navale dans l’ensemble des mers de l’Indopacifique – mais aussi sur ses objectifs ouvertement révisionnistes dans plusieurs domaines où elle s’appuie sur une intense politique d’influence. En équipant l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire, plus puissants en terme de rayon d’action et plus silencieux qu’une unité conventionnelle, Canberra entend se donner les moyens d’une dissuasion plus efficace et d’un rôle plus actif dans la région, aux côtés des autres membres du Quad dont l’Inde et le Japon.
Il semble cependant que l’AUKUS prendra quelques années avant de porter ses fruits. Le nouvel arrangement ne menace pas directement le pouvoir du parti communiste chinois et de Xi Jinping. Il s’agit plus simplement de compliquer les efforts de la Chine pour projeter sa puissance en mer et contrôler des lignes de communication maritimes essentielles. Plus largement, il s’agit d’ajouter une entrave supplémentaire aux efforts globaux de la Chine pour contraindre les pays de l’Indopacifique et les persuader d’adopter des positions qui lui soient plus favorables.
En tant que tel, ce mouvement suggère également que la constitution d’une coalition d’équilibrage efficace en Asie n’est peut-être pas aussi facile qu’escomptée par l’Administration Biden. Elle l’est d’autant moins qu’il faut désormais composer avec l’impact de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine et le rapprochement d’opportunité entre la Chine et la Russie qu’il a favorisé. Les problèmes d’action collective qui obèrent la plupart des alliances sont particulièrement complexes en Asie, en partie à cause de la multitude des conflits et tensions qui s’y déroulent et qui impliquent des puissances de premier rang dont la plupart sont nucléaires. S’y ajoutent des capacités militaires inégales, les vastes distances de la région et le recours de plus en plus fréquents à des stratégies hybrides.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger les réactions régionales à l’AUKUS. Ici, la question est de savoir si l’accord, qui projette l’image discutable d’un club anglo-saxon élitiste, est interprété comme un acte opportun de défense collective ou comme une provocation inutile. Une question clé des équilibres régionaux asiatiques est la mesure dans laquelle les États-Unis ou la Chine sont perçus comme étant ceux qui « perturbent la stabilité » que les pays de la zone, notamment ceux de l’ASEAN, sont désireux de préserver en se gardant de tout alignement. Pour autant, la guerre en Ukraine pose la question du recours à la force dans les relations internationales et a réactivé la crainte régionale d’un scénario similaire dans la région.
Une autre interrogation concerne la dimension nucléaire. Les trois dirigeants ayant signé l’AUKUS ont souligné que l’accord se limiterait au transfert de la technologie de propulsion nucléaire (comme les réacteurs destinés à alimenter les nouveaux sous-marins), mais pas de la technologie des armes nucléaires, et que les nouveaux sous-marins ne seront pas armés de telles armes. L’Australie est depuis longtemps un fervent opposant à la prolifération nucléaire et le nouveau gouvernement du Premier ministre Anthony Albanese est très sensible à ses questions et ne veut pas contribuer à fragiliser le Traité de non-prolifération ce que pourtant implique la possession d’uranium hautement enrichi. Il reste à voir comment il peut s’extraire de ce dilemme que la France aurait pu lui éviter. Plus largement, la tentation de certains pays, qui en ont par ailleurs les moyens technologiques, de recourir à des sous-marins à propulsion nucléaire demeure ouverte.
Enfin, qu’en est-il de l’avenir de la relation entre la France et l’Australie, deux proches voisins dans un espace océanien où la Chine tente de développer une nouvelle stratégie de partenariat, comme le montre l’accord signé avec les îles Salomon en avril dernier. Pour Paris, la page industrielle semblerait close avec la compensation financière de l’ordre de 555 millions d’euros accordée à Naval Group après de longs mois de négociations. Reste la relation politico-stratégique avec l’Australie à reconstruire et dans laquelle le Premier ministre australien souhaite apparemment s’investir. L’entrevue du ministre des Armées Lecornu et de la Défense Marles, en marge du Shangri-La Dialogue de Singapour le 11 juin, a permis d’évoquer des coopérations opérationnelles et des projets bilatéraux nouveaux. Mais la confiance est-elle revenue ?
En l’espace d’un an, la stratégie française pour l’Indopacifique s’est fortement rapprochée de la vision européenne qu’elle a d’ailleurs en partie inspirée. Les deux visions se veulent coopératives, non confrontationnelles et se positionnent comme une alternative à l’approche américaine. Comme cette dernière, elles accordent une grande importance aux enjeux maritimes ainsi que l’aura démontré la présidence française du Conseil de l’UE durant les six premiers mois de 2022. Les déploiements réguliers des bâtiments et aéronefs français, qui permettent de réaffirmer la liberté de navigation et de survol, et de développer l’interopérabilité avec les pays partenaires, ont une grande visibilité politique dans la région. Ces missions renforcées par la présence de deux frégates allemande et néerlandaise ont été particulièrement intenses en 2021. Elles ont contribué à démontrer la réalité et le sérieux de l’engagement français et européen dans l’Indopacifique. Il s’y ajoute la prise en compte de l’importance de l’économie bleue dans la hiérarchie des préoccupations de sécurité régionale avec diverses questions cruciales liées à la protection et à la gestion durable des océans, de la pêche illégale et non réglementée, l’impact du changement climatique, mais aussi la question des câbles sous-marins et la connectivité régionale.
L’enjeu est de pérenniser cet effort multidimensionnel en faveur de la sécurité maritime de l’Indopacifique. L’avenir dira si un cadre commun permettant la coordination de l’ensemble des initiatives et des partenariats existants entre la France, l’Europe, les États-Unis et leurs partenaires clefs est possible tout en sauvegardant la spécificité de chacune d’entre elles. ♦