An Indictment of the West (January 1961)
L'Occident en accusation (janvier 1961)
Note préliminaire : ce texte reprend l’essentiel d’une conférence prononcée par l’auteur à l’Université d’Oxford sur le sujet : « Les nouveaux États indépendants et l’image qu’ils se font de l’Occident ».
Nous sommes parfois déconcertés, souvent même inquiets, devant certaines manifestations de l’histoire contemporaine. Certes, chaque génération éprouve de tels sentiments, et aucune d’entre elles ne possède le privilège de vivre un « tournant de l’histoire ». Cependant, il semble bien qu’aucune, autant que la nôtre, ne se soit trouvée devant et dans des mutations d’une telle ampleur, affectant sans doute le rapport des forces en jeu, mais surtout leur nature.
Lorsqu’on a pris conscience des tensions internationales avec la guerre d’Espagne, lorsqu’on a eu vingt ans en juin 1940, lorsqu’on réfléchit à la révolution cubaine aujourd’hui, on est en droit d’accorder une valeur certaine à cet éventail d’expériences, d’espoirs, de réceptions… et de luttes ! On est aussi tenté de songer à des avertissements. Vers 1890, par exemple, Ernest Lavisse écrivait : « Toute force s’épuise. La faculté de conduire l’histoire n’est point une propriété perpétuelle. L’Europe, qui l’a héritée de l’Asie il y a trois mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours ». Les événements ont conféré à ce propos la valeur d’une prophétie, mais en son temps il fut considéré comme de peu d’importance : installés dans la sécurité que leur apportaient les succès accumulés par ceux que Charles Morazé a pu appeler « les bourgeois conquérants », les Européens ne s’imaginaient pas qu’un jour ils seraient attaqués en tant que tels (plus qu’en tant que représentants de telle ou telle nation européenne). En 1904-1905, la Russie et l’Europe s’étonnèrent quand le Japon fit tête au Tsar et pièce à sa flotte. Des chroniqueurs parisiens qui se grisaient du champagne de l’alliance franco-russe surnommèrent le Japon « le Capitaine Fracasse » de l’Extrême-Orient. Mais la plupart estimaient que la victoire des Jaunes n’était « pas de jeu » – et dans Sur la pierre blanche, Anatole France citait ce mot d’un haut fonctionnaire russe : « C’est une guerre coloniale. Or le principe fondamental de toute guerre coloniale est que l’Européen soit supérieur aux peuples qu’il combat ; sans quoi la guerre n’est plus coloniale, cela va de soi. » Lorsqu’en 1920, Albert Demangeon publia Le Déclin de l’Europe, il ne recueillit d’audience que dans quelques cercles très limités. C’est qu’en effet il heurtait la vision européocentriste que l’on se faisait alors de l’histoire, et par là même il mettait en question les fondements implicites de la politique européenne.
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