Repenser les choix nucléaires
Repenser les choix nucléaires
Au moment où Vladimir Poutine brandit la menace nucléaire contre l’Occident et où le fait nucléaire revient en force sur la scène stratégique, la réflexion novatrice et originale développée dans ce livre par Benoît Pelopidas, permettant de repenser les choix nucléaires, devient particulièrement pertinente.
Elle l’est à double titre. D’une part, car l’auteur de ce livre est, en France, le seul chercheur indépendant parmi une pléiade de chercheurs tous dépendants financièrement de l’État ou du CEA, et dont le discours « expert » incorpore les postulats du discours officiel. D’autre part, parce qu’il se tient à distance aussi bien des partisans que des adversaires de l’arme nucléaire.
Cette distance lui permet de réévaluer des affirmations que nous prenons pour acquises, telles que le « consensus » sur la politique de dissuasion nucléaire. Il montre, sondages à l’appui, que ce consensus n’existe qu’au sein des partis politiques et comment l’illusion du consensus est construite. Le fait que les experts aient jusqu’à présent répété cette illusion comme vraie, illustre la nécessité de la recherche indépendante et comment elle peut être mise au service du choix démocratique.
Son propos, comme le précise dans sa préface le professeur David Holloway, est bien de « clarifier et de démystifier les présupposés sur lesquels se fondent les décisions politiques en matière d’armement nucléaires afin que la définition des grandes orientations devienne un processus plus transparent et plus démocratique ». Le mot démocratie est ici important car, compte tenu de l’enjeu, c’est-à-dire la vie ou la mort de millions de concitoyens, il est indispensable de pouvoir distinguer entre la communication institutionnelle ou le discours d’autorité et les résultats rigoureux d’une recherche indépendante. Cela, afin de permettre avec des justifications claires un choix entre les différentes options possibles.
Or, l’auteur montre tout d’abord que ce choix ou plutôt ces choix politiques sont rendus impossibles, car ils sont présentés dans le cadre de ce qu’il appelle « le paradigme de la prolifération » qui rend littéralement impensables deux possibilités : le désarme ment nucléaire et les explosions nucléaires non désirées. S’agissant de l’impossibilité du désarmement nucléaire, il repose sur le postulat, affirmé par tous les « experts », que la prolifération nucléaire est inexorable, et que donc ce désir d’armes nucléaires empêcherait toute possibilité de désarmement nucléaire global ou le renverrait aux calendes grecques.
Une des grandes originalités de l’auteur est bien de démontrer qu’il n’y a pas de prolifération horizontale spontanée. Il y a, en revanche, une prolifération verticale que la course aux armements nucléaires actuelle met bien en évidence, mais celle-ci est le fait d’abord des puissances déjà dotées d’armes nucléaires.
On pourrait cependant reprocher à l’auteur de ne pas assez rappeler qu’il existe cependant une prolifération horizontale, mais une prolifération imposée par le discours des États dotés sur « la garantie absolue de sécurité » que procurerait l’arme atomique et par le fait que tous les conflits importants depuis la fin de la guerre froide ont été lancés par des États nucléaires contre des États non-nucléaires. En réalité, au lieu de garantir la paix, la détention de l’arme nucléaire ne serait qu’un permis d’agresser.
Bref, la perspective du renoncement à l’arme nucléaire est réduite à une « utopie » que l’on oppose à la supposée « réalité de la prolifération », réduite à sa seule variante horizontale. Le désarmement devient impossible, car la prolifération est inévitable.
C’est ce postulat que l’auteur réfute de façon très convaincante, d’une part en démontrant que la prolifération horizontale n’a rien d’inévitable et, d’autre part en rappelant que seule une approche politique des choix nucléaires proposés en termes de vulnérabilités permet de formuler des paris clairs sur l’avenir plutôt que de s’abriter derrière la nécessité illusoire du paradigme de la prolifération que l’on pourrait résumer par la formule : l’irrésistible de la prolifération et l’impossible du renoncement.
L’auteur poursuit sa démonstration par l’étude d’une variante du paradigme de la prolifération qu’il appelle le « déterminisme capacitaire », c’est-à-dire que la prolifération ne serait alors qu’un problème d’offre technologique. C’est la théorie de la dissuasion rationnelle dont le discours techno-stratégique conduit à faire des armes, elles-mêmes, les acteurs de l’Histoire. Il rappelle au passage qu’aucun des pays ayant acquis des armes nucléaires jusqu’à ce jour n’a pu le faire sans l’aide d’au moins un des États reconnus comme tels par le TNP en 1970, ce qui met en lumière leur responsabilité dans la dissémination de la technologie nucléaire. S’il n’y a pas de désir nucléaire spontané, il y a un désir nucléaire suscité par le discours des États nucléaires sur la garantie ultime de sécurité procurée par les armes nucléaires, les symboles de prestige, de puissance et de modernité technologique qu’elles représenteraient. Le déterminisme capacitaire soutient également l’argument ressassé ad nauseum, « on ne désinvente pas l’arme nucléaire ». Certes, on ne le désinvente pas mais, toutes proportions gardées, pas plus ou pas moins que la marine à voile.
En dénonçant les faiblesses des postulats sur lesquels repose le déterminisme capacitaire, l’auteur rappelle que sur les 180 États ayant renoncé à l’arme nucléaire, 140 d’entre eux environ n’ont jamais tenté de l’acquérir ou ne s’y sont jamais intéressés. Ce qui montre qu’il n’y a pas de « désir nucléaire » spontané.
En chemin, l’auteur se livre à une critique acerbe et brillante du concept de « dissuasion nucléaire étendue ou élargie » tel qu’il est souvent évoqué actuellement à propos de la défense européenne ou de l’Asie. Il s’agit d’une garantie positive de sécurité qui nécessite que le protecteur dispose d’armes en quantité et en qualité sans cesse améliorée et qu’il s’engage à utiliser ses armes nucléaires en premier contre celui qui frapperait son allié. En définitive, cela revient à faire du protégé une cible du fait des armes censées le protéger. Alors que la demande d’une protection nucléaire repose sur « une peur de l’abandon », par effet symétrique l’État protégé craint d’être pris au piège en cas de montée en puissance entre le protecteur et une autre puissance.
Dans la deuxième partie, l’extrême originalité de son livre s’affirme et se déploie. L’auteur, en effet, propose une vision et une approche totalement différentes que celle imposée par les postulats conceptuels et historiques du discours officiel.
D’abord parce qu’il préconise, à son exemple, des recherches qui soient conduites par des chercheurs indépendants financièrement et structurellement, ensuite parce qu’il propose de substituer la notion de vulnérabilité au diptyque traditionnel prolifération-désarmement. Enfin, parce que, renvoyant dos à dos les partisans et les contempteurs de l’arme nucléaire, il définit les bases d’un espace politique et démocratique qui permettent de repenser les choix nucléaires.
S’agissant de la « vulnérabilité », elle est à la fois matérielle du fait de la possibilité de la guerre nucléaire et des explosions non désirées, mais aussi épistémique en ce sens que nous accordons une confiance excessive à la dissuasion nucléaire et au contrôle de notre arsenal nucléaire, et donc au postulat que ni la guerre nucléaire ni une explosion accidentelle ou involontaire n’adviendront.
Or, l’enchaînement rigoureux des arguments de l’auteur démontre qu’une guerre nucléaire est bien dans le champ des possibles et que si nous avons pu éviter jusqu’à présent une explosion non désirée, c’est avant tout parce que nous avons eu de la chance. Comme l’écrira McNamara à propos de la crise de Cuba.
Benoît Pelopidas définit très simplement ce concept de « la chance » comme ce qui échappe au contrôle et il montre comment l’expertise officielle nie le rôle de la chance au prix d’une série d’erreurs et sans se rendre capable de l’évaluer.
Dans ces conditions, et pour restaurer un espace de choix démocratique, la nécessité d’une expertise indépendante et sans préjugés devient une nécessité absolue. Il y a dans ces pages un plaidoyer pour le rôle du doute et de l’incertitude dans tout travail de recherche, particulièrement quand il s’agit du futur, et une critique lucide de la recherche dans le domaine du nucléaire militaire telle qu’elle se pratique de façon quasi exclusive en France.
Enfin, la notion de vulnérabilité étant établie et ayant fait table rase des postulats de prolifération inévitable et désarmement impossible, il reste à analyser les paris qui fondent les politiques nucléaires, notamment, celle de la France. Ils se fondent sur la notion de vulnérabilités acceptées plutôt que sur une certitude de protection. Les choix qui en découlent impliquent une désacralisation des systèmes d’armes nucléaires et de ne plus faire de notre doctrine une « techno-théocratie » de la dissuasion nucléaire.
En définitive, le choix fondamental serait le suivant : préserver le statut sacré des armes nucléaires ou leur redonner le statut de moyens, au service de politiques clairement définies.
En conclusion, un livre-choc, original, brillant, rigoureux dans son approche des questions de nucléaire militaire, parfois un peu complexe, mais dont la lecture est indispensable pour tous les experts, décideurs, citoyens, etc., qui non seulement s’intéressent, mais sont concernés par l’arme nucléaire.
L’auteur ne veut pas prendre parti, comme chercheur indépendant, pour ou contre l’arme nucléaire. Il veut, dans ce livre, débarrasser le choix de l’arme nucléaire de toutes les scories et préjugés qui, particulièrement en France, occultent les enjeux véritables de cette arme et ainsi permettre que les choix qui seront faits pour une politique de défense confrontée à de nouveaux enjeux de sécurité, le soient dans des conditions de clarté et d’indépendance propres à toute démocratie.
J’ajouterai, à titre personnel, une des questions que soulève ce livre : « Voulons-nous être une communauté politique qui ne se sent pas capable de garantir sa sécurité autrement qu’en menaçant, en préparant et en acceptant d’être responsable de la mort de civils en masse ? » ♦