Entrer en guerre au Mali – Luttes et politiques bureaucratiques autour de l’intervention française
Entrer en guerre au Mali – Luttes et politiques bureaucratiques autour de l’intervention française
Entrer en guerre au Mali présente une enquête de sociologie politique sur les interventions internationales en analysant principalement le cas de l’opération Serval (2013-2014). L’ouvrage met en lumière les conditions de possibilité d’une entrée en guerre et les luttes politiques et bureaucratiques qui y sont liées. L’argument s’appuie sur l’analyse des jeux de pouvoirs au sein de l’appareil décisionnaire français. En effet, la fabrication intersectorielle de la politique extérieure de la France est façonnée par des contraintes produites par les luttes politico-bureaucratiques. La conduite de cette politique s’inscrit dans une pluralité d’espaces sociaux en interrelation et est caractérisée par des asymétries internes. Composé de neuf chapitres et illustrés par trois dossiers d’étude, cet ouvrage a la particularité d’être issu d’un séminaire de recherche collectif réunissant enseignants-chercheurs, doctorants, journalistes et étudiants.
Dans ce cas d’étude sur l’intervention au Mali, la décision d’intervenir se construit autour de la centralisation élyséenne de la politique étrangère, comprenant le président de la République et son entourage, majoritairement militaire. L’étude de la trajectoire du général Puga, chef d’état-major particulier de François Hollande, illustre les relations entre les hauts gradés de l’armée française et l’Élysée. Par son parcours, son expérience et ses ressources, cet homme occupe une place considérable dans l’entourage présidentiel. Il assure une fonction de traducteur en termes militaires des options possibles et conseille le Président dans le choix d’intervenir militairement.
Des acteurs pourtant censés être au cœur de la fabrication de la politique étrangère au Mali se retrouvent écartés de cette prise de décision. Les diplomates sont marginalisés par les jeux interministériels et contraints par les faibles ressources de leur champ ; ils s’alignent donc sur la ligne présidentielle. Les députés, qui ont depuis 2008 l’opportunité de se prononcer sur une intervention militaire à l’étranger (pouvoir de vote sur la prolongation des Opex), adoptent une attitude de conformisme parlementaire. Un consensus interventionniste se forme ainsi à l’Assemblée nationale, les députés votant de manière quasi unanime en faveur du maintien des forces armées. Ce processus d’uniformisation des votes ainsi que la dépolitisation des questions de défense produisent par ailleurs une forme d’indifférence parlementaire (p. 167).
Cependant, la prise de décision ne s’explique pas uniquement par la place prédominante de l’Élysée dans le processus. Cette entrée en guerre a été élaborée en amont par le ministère de la Défense, qui a mené un travail d’anticipation et de planification affecté par un ensemble de contraintes bureaucratiques. L’ouvrage analyse l’évolution des relations entre autorités politiques, diplomatiques et militaires, notamment la relation civilo-militaire. Controversée, celle-ci a évolué depuis le début de l’intervention. Elle fait l’objet de tensions découlant des luttes internes politiques et bureaucratiques en matière d’attribution des fonctions aux postes de conseillers, répartis entre civils et militaires. L’étude évoque la mise en place d’un programme de rééquilibrage des relations politico-militaires (chapitre 3) proposé par le ministère de la Défense afin d’atténuer ces rivalités.
De plus, l’imminence et le caractère urgent de l’intervention mettent en évidence des déséquilibres internes dus à des contraintes budgétaires, logistiques et informationnelles. L’objectif principal a été de prioriser les résultats afin d’empêcher un ancrage du terrorisme au Mali. Ces faiblesses structurelles ont été compensées par la prise de risques et la rusticité (p. 217) de l’armée française (dans le rapport à la doctrine et aux procédures), décrite dans le chapitre 8. Toutefois, la position de la France sur la scène internationale s’est renforcée par cette disposition de l’armée à réagir en autonomie. Cet argument est illustré par le dossier 2 sur la notion de « prestige militaire » autour de l’engagement des forces françaises.
L’ouvrage évoque aussi la question de la violence et son acceptation par la société. Le premier point abordé est le travail des journalistes sur le terrain. Les chercheurs remettent en question les logiques de l’autonomie professionnelle des journalistes et des sanctions qui en résultent. La pratique d’embedment, ou journalisme embarqué, est utilisée dans le contexte de l’intervention pour faire face à la difficulté d’accès à l’information. Néanmoins, elle rencontre des limites : contrôle des autorités politiques dans la production rédactionnelle, dépendance aux militaires, relation d’influence réciproque entre journalistes et militaires ayant un impact sur le récit journalistique… De cette pratique, résultent des cas de blacklisting des journalistes refusant de s’y contraindre. L’exemple du traitement télévisuel de l’intervention et la difficulté d’accès à l’image (dossier 1) permettent d’illustrer la complexité de la couverture médiatique menée par les reporters de guerre.
Enfin, l’ouvrage aborde l’analyse des pertes militaires au Mali et les usages institutionnels des morts (chapitre 9). Un processus de légitimation de ces pertes militaires a été mis en place au cours de l’intervention. Il s’appuie sur un ensemble institutionnalisé de pratiques reconnaissant l’engagement des soldats tels que la mention « Mort pour la France », les cérémonies d’hommages et le travail de soutien aux familles des victimes (valorisation symbolique de la violence, dossier 3). En ce sens, la nécessité d’entretenir le sens de l’engagement et l’identité militaire devient indispensable dans l’acceptation de la violence.
En 300 pages, les auteurs produisent une analyse exhaustive et précise des logiques de l’entrée en guerre au Mali. La variété des thématiques abordées et l’adoption d’une approche pluridisciplinaire des sciences sociales offrent un éventail de points d’entrée. La diversité des matériaux collectés, à la fois classiques (entretiens, données statistiques publiques, corpus documentaires) et moins courants (éléments de langage, récits et témoignages), est un atout. Ils permettent de dresser un tableau riche des différentes représentations et discours des acteurs. Ce contenu foisonnant et technique intéressera un public de spécialistes et d’experts souhaitant approfondir leurs réflexions sur ce sujet. L’ouvrage peut également contribuer à l’analyse du processus de décision concernant la reconfiguration actuelle de l’opération Barkhane au Sahel. ♦