Un Triangle stratégique à l’épreuve. La Chine, les États-Unis et l’Asie du Sud-Est depuis 1947
Un Triangle stratégique à l’épreuve. La Chine, les États-Unis et l’Asie du Sud-Est depuis 1947
L’ouvrage collectif dirigé par Pierre Journoud s’intéresse à la perspective de l’Asie du Sud-Est sur la relation entre la Chine et les États-Unis. Premier ouvrage de la collection pluridisciplinaire « Asies contemporaines » des Presses universitaires de la Méditerranée, il interroge la façon dont la compétition entre les deux grandes puissances américaine et chinoise s’exerce dans cet espace qui constitue la troisième pointe du triangle stratégique : l’Asie du Sud-Est. Uni au sein de l’ ASEAN en 1967, cet espace voit sans cesse son équilibre être recomposé. Alors que la compétition entre la Chine et les États-Unis est souvent sur le devant de la scène médiatique, l’ouvrage est important, car il opère un double décentrement, géographique et temporel.
Géographique d’abord, parce que grâce à l’ensemble des chapitres proposés le lecteur peut comprendre les enjeux actuels que cette compétition de puissance sino-américaine pose aux États de la zone de l’Asie du Sud-Est. Temporel ensuite, parce qu’une majeure partie des chapitres mobilise la discipline historique et ses méthodes (archives et témoignages oraux) pour éclairer des moments précis de l’histoire de la région comme la troisième guerre d’Indochine ou les coopérations interétatiques de la zone.
S’il a un fort tropisme sino-indochinois, l’ouvrage est original de trois manières. Intégrant des contributions en français et en anglais, une partie de son originalité tient en premier lieu au fait qu’il fait place aux politistes et aux juristes pour mettre en lumière des questions laissées en suspens comme la perception américaine des relations civilo-militaires chinoises ou encore la question du rôle des instances internationales dans la stabilisation de la région. L’ouvrage offre ensuite un regard original, car il propose des témoignages d’une grande valeur, comme celui de Michel Jan, ancien agent du renseignement français envoyé sur zone entre 1966 et 1987. Il interroge les enjeux de la région vus par des acteurs individuels, mais aussi collectifs comme les organisations internationales (ONU, ASEAN). Enfin, du point de vue historique, il fait appel à l’historiographie des États-Unis, de la Chine et du Vietnam, en mobilisant des sources restées inutilisées jusqu’alors.
L’ouvrage s’articule en trois parties. La première porte sur l’évolution des stratégies et des perceptions de la zone entre 1947 et 1973. Elle met en lumière la façon dont les perceptions des menaces peuvent être erronées. Grâce à l’étude des archives, le chapitre de Pierre Asselin questionne ainsi le récit historique de la guerre des États-Unis au Vietnam. Il démontre que l’impérialisme américain contre le communisme n’est pas la seule cause de ce conflit. Le Vietnam du Nord y a en effet participé : il a vu dans cette confrontation la possibilité d’affirmer sa position et de poursuivre sa révolution intérieure pour unifier le pays sous un régime communiste.
La deuxième partie se concentre sur la troisième guerre d’Indochine et en aborde les aspects juridiques. En utilisant des nouvelles archives vietnamiennes, le chapitre de Vu Minh Huang questionne le « récit dominant de l’historiographie occidentale » (p. 220) sur la question du retrait vietnamien du Cambodge. Il dévoile des luttes de pouvoirs internes entre 1986 et 1991 qui participent à éclairer ce moment de l’histoire du Vietnam.
Enfin, la troisième et dernière partie interroge les rivalités de puissance de la région depuis la fin de la guerre froide. Hugo Meijer nuance l’idée du pivot américain vers l’Asie pour expliquer que cette stratégie n’a pas pour but d’endiguer la Chine, mais plutôt de « façonner, à partir d’une position prééminente, la trajectoire de [sa] montée en puissance » (p. 256). Au milieu de cette relation, le Vietnam tente de trouver un équilibre entre les deux États. Il essaie d’exister seul et d’être acteur du système économique international tout en maîtrisant sa dépendance à la Chine. Le chapitre de Benoît de Tréglodé éclaire ainsi l’ambivalence de la relation du Vietnam avec la Chine, relation dominée par un rapport à l’autre problématique puisque « la Chine, c’est l’Autre, c’est l’envahisseur, tout autant que le semblable dont les Vietnamiens se veulent l’égal » (p. 295).
À la lecture de ces contributions d’une grande qualité, les contours du monde vu depuis l’Asie du Sud-Est apparaissent comme plus nets et pourtant toujours en mouvement. L’ouvrage réussit à faire entrevoir la nuance dans la question de l’inimitié. Celle-ci n’est jamais simple ni déterminée, mais toujours construite. Elle se construit et se déconstruit sur la durée, à l’inverse de certains équilibres qui demeurent. L’Asie du Sud-Est est le théâtre de nouveaux enjeux économiques et sécuritaires, terrestres et maritimes. Elle est identifiée par les États comme un espace clé de l’avenir et ce, peut-être, parce qu’elle est encore « une entité géographique, géoéconomique et politique “jeune” » (p. 409), donc encore à bâtir. ♦