Conclusion
En présentant le dossier de ce débat à nos lecteurs, notre propos n’était aucunement, nous l’avons souligné, de le conclure en prenant parti pour ou contre l’arme à neutrons.
Mais nous ne prenons pas parti, pensons-nous, en remarquant que cette arme devrait être considérée plutôt comme moins terrifiante par l’opinion publique européenne que les autres armes nucléaires, dans la mesure où sa finalité est justement de limiter ses effets aux seuls militaires. Il n’est d’ailleurs qu’à imaginer le tollé qu’aurait accueilli l’éventualité inverse, c’est-à-dire celle qui aurait consisté à substituer en Europe l’arme nucléaire à fission à l’arme à neutrons, à supposer que cette dernière ait été mise en place la première. L’arme à neutrons ne mérite donc pas le surcroît d’indignité dont la dote la propagande pacifiste. Et elle aurait peut-être moins donné prise à cette propagande si on l’avait appelée « arme à effet limité de souffle (et de chaleur) », ce qu’elle est effectivement, plutôt qu’« arme à rayonnement renforcé », ce qu’elle n’est pas vraiment, en tout cas à puissance égale.
Le lecteur voudra bien admettre aussi que nous ne prenons pas davantage parti en soulignant que l’arme à neutrons ne mérite pas non plus l’excès d’honneur qu’on lui attribue parfois. Notre débat a en effet clairement fait ressortir qu’elle ne pouvait pas prétendre accomplir des miracles militaires, même contre les chars qui sont ses objectifs privilégiés.
Ces limitations étant donc reconnues, l’objection principale que nous pourrions être tentés de faire à l’arme à neutrons, nous Français, est celle qu’avait exprimée M. Charles Hernu, dans une des interrogations auxquelles nous avons fait allusion dans la présentation, et qu’il convient de citer maintenant (1) : « Je relève que l’arme à rayonnement renforcé peut, dans certaines configurations, devenir l’arme de la bataille nucléaire, alors que, dans notre doctrine, la force de dissuasion est l’arme de la “non-guerre”, qui vise à prévenir le conflit ».
À ce sujet, le débat a rappelé longuement que l’armement nucléaire tactique dont sont dotées nos forces n’a pas pour destination de participer à la bataille nucléaire. Son emploi éventuel est en effet envisagé seulement comme un ultime avertissement qui pourrait être adressé à l’agresseur afin de l’amener à renoncer à son entreprise, avant l’utilisation des armements stratégiques. Mais le débat a souligné aussi que cet ultime avertissement, pour qu’il puisse être entendu, devait obliger l’adversaire à arrêter momentanément sa manœuvre d’agression. Il a alors fait ressortir que, dans certaines circonstances, la disposition d’armes à neutrons pourrait rendre plus crédible une frappe d’arrêt de l’espèce et renforcerait donc ainsi l’éventail des options dissuasives offertes au président de la République.
Nous avions écarté a priori de notre débat les considérations de caractère théorique sur la « dissuasion » et « la bataille », d’autant que nous les avions déjà traitées dans de précédentes réunions, dont il a été rendu compte dans cette revue (2).
La présente réunion n’en a pas moins fait apparaître à nouveau le désaccord quasi théologique qui existe à propos des rapports ambigus de la capacité de dissuasion stratégique et de la capacité de bataille. Il subsiste en effet toujours deux courants de pensée antagonistes. On trouve d’une part ceux qui affirment que la dissuasion sera renforcée si l’Occident est à même de se défendre effectivement avec des armes nucléaires tactiques, et notamment, dans le cas qui nous occupe, avec des armes à neutrons, puisque leur emploi, en occasionnant moins de dommages non militaires, serait ainsi considéré comme plus plausible par l’adversaire. Et on peut distinguer d’autre part ceux qui proclament qu’en rendant de la sorte plus acceptable l’emploi de l’arme nucléaire, on diminue son pouvoir de dissuasion lié à l’épouvante qu’elle provoque, et on rend donc la guerre nucléaire plus probable.
Comme cela a fort justement été noté ailleurs (3), les dirigeants occidentaux vont donc se trouver confrontés dans les années à venir au défi qui consistera à définir une stratégie capable de satisfaire de façon équilibrée à la double exigence : renforcer la dissuasion au niveau opérationnel et ne pas détruire ce faisant l’aura psychologique non plus que le consensus social qui lui sont également indispensables.
Notre débat nous a permis d’observer par ailleurs que l’arme à neutrons posait un certain nombre de problèmes politiques qui lui sont propres. Cette constatation est évidente si on envisage de l’employer en « barrage », puisque le positionnement géographique de ce barrage soulève d’entrée de jeu des questions auxquelles il semble difficile de trouver une réponse qui soit acceptable par tous les partenaires de l’Alliance. Mais elle apparaît aussi dans les autres concepts d’emploi de l’arme à neutrons, dans la mesure où ces concepts supposent une certaine délégation de déclenchement de la frappe d’arrêt au niveau militaire, pour être à même de profiter des situations tactiques dans lesquelles cette frappe peut être efficace, et qui sont par essence fugitives.
Confrontées probablement, et entre autres, aux deux catégories de questions que nous venons d’évoquer, on comprend que les plus hautes autorités de notre pays s’interrogent avec prudence et aussi avec discrétion avant de décider d’ajouter l’arme à neutrons à notre armement nucléaire tactique. Cet armement constituant pour nous un des instruments de la dissuasion, il n’est en effet pas souhaitable que les données du problème soient trop largement étalées sur la place publique ; la dissuasion suppose, congénitalement, un certain degré d’incertitude puisqu’elle a pour finalité, en définitive, d’obliger l’adversaire à réfléchir sur la gravité du risque par rapport à l’importance de l’enjeu.
Au plan français, il est permis de penser que, dans notre prise en considération de l’arme à neutrons, il sera d’une très grande importance de ne pas paraître remettre en cause devant l’opinion notre concept de la dissuasion. Ce concept a en effet pour lui l’avantage considérable de faire l’objet d’un vaste consensus national, qui nous protège actuellement contre la contamination du pacifisme à tendance neutraliste qui sévit chez nos voisins. Encore faut-il, bien entendu, qu’il s’accompagne de la résolution de nous défendre effectivement le cas échéant.
Au plan de l’Alliance, on peut estimer d’autre part que le problème de la mise en place de l’arme à neutrons ne pourra pas être dissocié très longtemps de celui des autres armes nucléaires américaines tactiques en Europe, non plus que de celui des euromissiles, qui occupe actuellement le devant de la scène. L’arme à neutrons interviendra donc probablement un jour prochain dans la négociation globale qui paraît être entamée entre les deux superpuissances.
Mais le problème majeur pour tous les partenaires de l’Alliance nous paraît avant tout, tant à propos de l’arme à neutrons que dans tous les autres domaines qui sont actuellement sujets à controverses, de préserver leur solidarité. Si celle-ci venait en effet à se rompre, les Soviétiques auraient atteint leurs objectifs, quelles que soient les décisions qui pourront être prises sur les mises en place de l’arme à neutrons et des euromissiles.
Nous nous permettons donc d’avancer en conclusion personnelle les deux idées suivantes : Résolution et Solidarité. ♦
(1) Revue Défense Nationale, décembre 1981, M. Charles Hernu : « Répondre au défi d’un monde dangereux ».
(2) Revue Défense Nationale, juillet 1979, « L’évolution stratégique des deux grands ».
Revue Défense Nationale, mars 1981, « Bataille en Europe. Point d’interrogation ».
(3) Pierre Lellouche : « La science et le désarmement » - Travaux et recherches de l’Ifri - 1981.