Les Atomes de la mer. La propulsion nucléaire française. Histoire d’un outil de dissuasion
Les Atomes de la mer. La propulsion nucléaire française. Histoire d’un outil de dissuasion
La filière française de la propulsion nucléaire n’a pas eu, malgré le tour de force technologique qu’elle a représenté, le retentissement qu’elle aurait mérité parmi les grandes réalisations nationales de la période des « Trente Glorieuses » comme la bombe atomique, le développement de l’aéronautique et des missiles militaires ou civils. Écrit par deux historiens du domaine nucléaire, cet ouvrage vient combler cette lacune. Ce livre très détaillé et pour lequel de nombreux spécialistes ont été consultés, présente l’histoire passionnante de la propulsion nucléaire française.
Il pose un regard préalable sur le développement aux États-Unis de cette filière qui a révolutionné la construction navale. Elle a donné aux sous-marins leur indépendance vis-à-vis de la surface de la mer, gage indispensable de leur discrétion, avant de révéler leur vélocité et leur manœuvrabilité. La volonté politique, la qualité de la recherche, concrétisée par les travaux du physicien Ross Gunn, le premier à concevoir la notion de propulsion nucléaire dès 1939, et la puissance industrielle américaine permettent de réaliser cette révolution technologique. La filière américaine de propulsion nucléaire navale est développée sous la conduite du futur amiral Hyman G. Rickover, artisan légendaire du projet. Le choix de la technologie d’un réacteur à eau pressurisée est adopté et est concrétisé par la construction d’un prototype à terre de réacteur, à Arco dans l’Idaho, en 1953. Ce prototype ouvre en outre la voie au projet de production civile d’électricité réalisé à Shippingport. Le premier sous-marin nucléaire de l’histoire, le Nautilus, plonge dans l’Atlantique le 17 janvier 1955 et envoie le message resté célèbre : « Underway on Nuclear Power ». Plusieurs séries de sous-marins nucléaires d’attaque (SSN) sont ensuite mises en service, cherchant à améliorer vitesse et discrétion acoustique. Simultanément, les États-Unis développent le missile stratégique Polaris et une première série de cinq sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SSBN) est lancée. Le George Washington est mis en service le 30 décembre 1959. Entre 1960 et 1967, l’US Navy lance 41 SSBN équipés de missiles Polaris, soit un tous les deux mois.
La France n’est pas restée inactive. Le 18 octobre 1945, le général de Gaulle crée le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), pôle de recherche placé dans la continuité des éminents travaux effectués en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La pile Zoé diverge le 15 décembre 1948 au siège du CEA, au Fort de Châtillon. L’absence d’uranium enrichi et la volonté d’une indépendance nationale favorisent un projet de réacteur nucléaire à uranium naturel et eau lourde, qui porte en 1955 le projet de sous-marin nucléaire Q-244. La formation des équipages de sous-marins nucléaires motive la création de l’École d’application maritime de l’énergie atomique (EAMEA) à Cherbourg, le 4 septembre 1956. Le projet Q-244 montre cependant une impasse conceptuelle et technologique et il ne pourra pas être réalisé.
La recherche d’une propulsion nucléaire autonome française s’accompagne de discussions compliquées avec les Américains, contrôlées par la volonté de souveraineté du général de Gaulle pour réaliser une force de dissuasion indépendante, priorité nationale dès juin 1958. L’émergence d’une filière de propulsion nucléaire française est concrétisée par le Département de propulsion nucléaire (DPN) du CEA, dirigé par l’ingénieur du génie maritime Jacques Chevallier (1). Le choix d’un réacteur à eau pressurisée (PWR) est fait. Un prototype à terre (PAT) de chaufferie nucléaire de sous-marin est construit à Cadarache. Pour ce projet les Américains acceptent, le 7 mai 1959, une fourniture limitée d’uranium enrichi. Le projet Q-244 est abandonné. Le PAT diverge le 14 août 1964 et conduit sept campagnes d’essais de longue durée pour la mise au point du réacteur embarqué. Ces essais ouvrent la voie au développement de la construction du Redoutable, premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE) français.
La conduite du projet du Redoutable est une très grande réussite, grâce à une volonté politique affirmée et une organisation très efficace, celle du Comité directeur Cœlacanthe, constitué sous une double égide technique et opérationnelle. La coopération exceptionnelle des chercheurs, ingénieurs, officiers, et leurs équipes au sein du CEA, de la Direction centrale des constructions et armes navales (DCCAN) et de la Marine, a assuré le succès de ce projet. Lancé le 29 mars 1967, le Redoutable assure, sous le commandement du capitaine de frégate Bernard Louzeau, sa première patrouille de dissuasion le 28 janvier 1972.
La seconde filière nucléaire française est lancée à partir de 1972 par la création d’une entreprise d’ingénierie nucléaire dédiée, Technicatome, filiale du CEA et d’EDF. Sa création a plusieurs objectifs dans le domaine de la production d’énergie électrique civile au profit d’EDF, la francisation de la filière américaine PWR, pour la propulsion navale la maintenance des chaufferies de SNLE, enfin la mise au point du réacteur de la première génération de sous-marins nucléaires d’attaque français.
La création de Technicatome s’accompagne d’une recherche de cohérence entre les filières civiles et militaires, notamment en matière de combustible nucléaire faiblement enrichi.
Les équipes de Technicatome réalisent une innovation conceptuelle et technologique, lancée avant 1974, la chaufferie avancée prototype (CAP), qui améliore la compacité et la sûreté de la production d’énergie. La CAP, installée à Cadarache, diverge le 24 novembre 1975. Ce projet est concrétisé par son embarquement, sous le nom de CAS-48, sur les sous-marins nucléaires d’attaque de la classe « Rubis », les plus petits du monde. Technicatome est alors dirigée par Jean-Louis Andrieu, ancien sous-marinier et adjoint de Jacques Chevallier.
Les deux dernières décennies du XXe siècle montrent la maturité et l’accomplissement de la première génération de SNLE français, et le développement d’une nouvelle génération plus performante et silencieuse, celle du Triomphant, et celui du premier porte-avions nucléaire français, le Charles-de-Gaulle. Les chaufferies de la deuxième génération de SNLE sont mises au point. Des progrès sont réalisés dans les méthodes d’analyse de sûreté après l’accident de Three Mile Island en 1979. Des procédures d’examen très rigoureuses sont exigées par l’IPSN (l’Institut de protection et de sûreté nucléaire) auquel succédera en 2001 l’IRSN. En outre une autorité indépendante du CEA, de l’EMM et de la DGA est créée : le Délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités intéressant la défense (DSND).
La CAP a eu comme prolongement les chaufferies nucléaires installées à bord des SNLE de la classe « Triomphant » et du porte-avions Charles-de-Gaulle. Un programme de chaufferie adaptée au sous-marin et au porte-avions, le programme K15, est constitué d’une chaufferie nucléaire extrapolée des chaufferies de SNA, de l’adoption d’un contrôle commande numérique, enfin d’un objectif très exigeant de discrétion acoustique. Ce développement est précédé par la construction d’un prototype de réacteur de nouvelle génération (RNG), qui diverge à Cadarache le 9 août 1989, et a permis de valider le concept de la chaufferie K15. Le SNLE Triomphant entre en service le 21 mars 1997, trois autres SNLE du même type sont admis successivement. Le porte-avions Charles-de-Gaulle est admis au service actif au cours de l’année 2000.
La décision de construction du porte-avions nucléaire français est prise en 1986. La propulsion nucléaire lui apporte un avantage opérationnel important, par l’amélioration significative de l’autonomie de propulsion et de production d’énergie électrique, illimitée au regard de la propulsion classique, par une augmentation de l’espace dévolu au carburéacteur des aéronefs. S’ajoutent à cela l’endurance, la vitesse, la souplesse de manœuvre et la fiabilité que procure la propulsion nucléaire.
Les nouveaux horizons de la propulsion nucléaire, à l’aube du XXIe siècle, sont ceux des SNLE de 3e génération, qui prendront le relais des SNLE actuels en 2035. Le Porte-avions de nouvelle génération (PANG) sera à propulsion nucléaire, avec un déplacement de 70 000 tonnes. Un nouveau réacteur d’essai (RES), banc d’essai de nombreuses innovations technologiques, est construit à Cadarache et diverge le 10 octobre 2018.
Avant ces réalisations, prend place le programme Barracuda de sous-marin nucléaire d’attaque de 2e génération. Le Suffren est lancé en présence du président de la République le 12 juillet 2019. Sa conception et sa réalisation, sous forte contrainte budgétaire, innovent dans de nombreux domaines, notamment sa propulsion hybride vapeur/électricité, la compacité et la discrétion acoustique, la conduite de l’appareil propulsif à l’avant du sous-marin.
Dans tous ces projets de propulsion navale et dans d’autres domaines évoqués dans ce livre, la société Technicatome, passée un temps sous l’autorité d’Areva, va montrer sa capacité à concevoir, réaliser et mettre en service des réacteurs nucléaires compacts. Le projet Nuward de petit réacteur modulaire (SMR) de production d’électricité civile, d’une puissance inférieure à 300 MW sera la concrétisation d’un rapprochement des expériences d’EDF, de Naval Group et de Technicatome.
Cet ouvrage, très intéressant, d’une grande réussite française rend un juste hommage à tous ceux qui ont œuvré pour sa réussite. La réalisation d’une propulsion nucléaire de sous-marin constitue, comme le dit l’amiral Vandier, chef d’état-major de la Marine, dans la préface de ce livre : « le socle technologique sans lequel il serait impossible de tenir la posture permanente de dissuasion nucléaire océanique ». Ce livre, poursuit-il, « rend justice aux hommes et aux femmes qui ont mis leur intelligence et leur dévouement au service de l’une des plus belles causes : l’indépendance de la France et la sécurité de son peuple ». ♦
(1) NDLR : Jacques Chevallier (1921-2019), polytechnicien et ingénieur du génie maritime français. Directeur des applications militaires du CEA. Le premier Bâtiment ravitailleur des forces (BRF) qui sera admis au service actif en 2023 porte son nom.