Les espions de Cambridge. Cinq taupes soviétiques au cœur des services secrets de Sa Majesté
Les espions de Cambridge. Cinq taupes soviétiques au cœur des services secrets de Sa Majesté
Sur une juste intuition, l’histoire mondiale au XXe siècle a été infléchie. En poste à Londres, Maxime Litvinov parvient à convaincre sa hiérarchie soviétique de l’intérêt de recruter des jeunes Britanniques issus des classes supérieures. Objectif : intégrer les cercles dirigeants politiques et du renseignement pour les espionner au service de la cause révolutionnaire. Ce recrutement de haute volée, qui va nourrir le Kremlin en informations d’une extrême sensibilité, est piloté par Artour Khristianovitch Artouzov, maître d’œuvre de l’espionnage industriel en Allemagne et aux États-Unis pour le compte de l’URSS.
Rémi Kauffer, journaliste français spécialiste du renseignement et des services secrets, dresse les portraits et suit la trajectoire à la fois individuelle et collective des cinq espions de Cambridge recrutés par l’espionnage soviétique dans les années trente, donc avant la Seconde Guerre mondiale, où ils tiendront un rôle central, notamment aux premières loges de l’appareil d’État : la diplomatie, la sécurité intérieure (MI5) à Leconfield House, qui recrute plutôt dans les classes moyennes, et le contre-espionnage (MI6) à Broadway Buildings, créé en 1909, qui privilégie les jeunes de la gentry, dont quatre du groupe de Cambridge sont issus.
Né en 1913, l’Écossais Donald Stuart Maclean appartient, dans ses jeunes années, au comité marxiste de Cambridge affilié au Parti communiste de Grande-Bretagne. Introverti, il est le plus idéologue des cinq. « Admirateur de l’Union soviétique bien avant d’entrer en contact avec ses émissaires secrets, ce camarade sera le seul des Cinq de Cambridge à conserver jusqu’au bout ses convictions marxistes », résume Rémi Kauffer. Il est diplomate à Paris puis à Washington. Il est aux premières loges de la guerre froide, fournissant des secrets stratégiques à ses contacts soviétiques. Bientôt soupçonné de trahir son pays grâce au projet de décryptage Venona, Maclean s’enfuit en URSS en 1951, où il est régulièrement interrogé par ses commanditaires. Il y apprend le russe et y retrouve sa famille, mais passe dans la solitude les quatre dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort, le 6 mars 1983.
Descendant d’une famille de hauts gradés (généraux ou amiraux), homosexuel cultivé et flamboyant, Guy Francis de Moncy Burgess, né en 1911, est volage en amour, mais fidèle en amitié. Côtoyant John Maynard Keynes, il se plaît à briser les codes sociaux dans une Angleterre puritaine où l’homosexualité est encore un délit. Burgess est avide de conquêtes masculines et d’alcool. Il est l’amant d’Anthony Blunt, son compère de Cambridge, avec qui il restera très lié durant les décennies ultérieures. Il travaille d’abord au Times et à la BBC. Il est le secrétaire d’Hector McNeil, ministre d’État des Affaires étrangères, ce qui lui permet de transmettre au KGB des informations confidentielles. Il accompagne Maclean dans sa fuite vers l’URSS puis y demeure. À 52 ans, rongé par l’alcool, le catalyseur du groupe de Cambridge meurt à Moscou, le 30 août 1963.
Né en 1907, Anthony Blunt est connu des amateurs d’histoire de l’art en France et en Italie au XXe siècle. Aîné du groupe de Cambridge, homosexuel ayant vécu à Paris, ce boursier de Trinity College est, au début, moins convaincu par l’idéal communiste que mû par son ambition personnelle, qui se développera dans les arts plastiques (surtout la peinture de Poussin) plus que dans les mathématiques. L’esthète établit une distinction radicale entre Burgess, qui « est de son monde », qu’il doit protéger à tout prix, et Cairncross, qu’on peut laisser choir. Il est déterminé, rusé. Il termine sa carrière d’agent soviétique en veillant sur la collection des tableaux de Sa Majesté, à peine ébranlé en 1964 par les révélations portant sur son activité d’espion au service de Moscou. Sans remords, il décède d’une crise cardiaque à Londres le 26 mars 1983.
Écossais lui aussi, John Cairncross est issu de la classe moyenne, et non de la gentry comme les quatre autres. Né en 1913, il est le moins intégré au groupe de Cambridge, mais il poursuit une trajectoire originale au solide rendement pour l’espionnage soviétique. Doué pour les langues étrangères, le germanophone est dans la fausse usine de Bletchley Park dans la province de Londres où il participe au déchiffrement des messages secrets livrés par la machine Enigma volée aux Allemands. Il rejoint le MI6, d’où il renseigne copieusement le KGB. Au Trésor à Londres, il sort des documents comptables relatifs à la défense britannique, sans toutefois prendre toujours les précautions requises. De 1952 à 1956, il travaille pour la Food and Agriculture Organization (FAO) à Rome. En 1964, il enseigne à l’université de Cleveland. Cairncross le francophone vieillit dans le Midi dans une relative tranquillité, avant de décéder en Angleterre en 1995.
Mais la pierre angulaire du groupe des cinq, le maître-espion au XXe siècle, l’artiste du double jeu, c’est, bien sûr, Kim Philby, fils de St. John Philby, espion et diplomate spécialiste des affaires moyen-orientales et des relations conflictuelles entre les clans saoudien et hachémite, aîné de trois ans de Lawrence d’Arabie. Né en 1912, fils effacé par la personnalité de son père, Kim est repéré à Vienne par la militante communiste Litzi Friedmann (qu’il épouse), puis recruté par Arnold Deutsch, juif autrichien polyglotte. Il devient « fiston », son pseudonyme. Enrôlé au service du marteau et de la faucille, Philby recrute d’abord Maclean : si celui-ci est plus communiste que soviétique, celui-là est plus soviétique que communiste. Puis il repère Burgess, avide d’aventures sulfureuses : il infiltrera en particulier l’aristocratie et la haute bourgeoisie où évoluent beaucoup d’homosexuels.
En 1936, correspondant du Times en Espagne, Philby fait l’éloge de Franco, ce qui lui donne une couverture idéale. En 1949, il retrouve Maclean et Burgess à Washington. Au cœur du MI6, il torpille le transfert du vice-consul Konstantin Volkov, un transfuge soviétique à Istanbul. Il devient responsable de la section « URSS », c’est-à-dire que la taupe au service de Moscou recrute les taupes au service du Royaume-Uni. Le Kremlin dispose donc d’un agent double au cœur du contre-espionnage britannique. Il est tardivement confondu, en partie par la CIA, créée en 1947. Exclu du MI6, le KGB le délaisse à partir de 1952. Son espionnage a débuté dans les années trente, mais Londres insiste sur 1949 comme date incriminante pour limiter les dommages à l’image de leurs services de renseignement. La gentry veut à tout prix limiter le scandale autour de lui. Il s’enfuit en URSS en janvier 1963. Publiant ses très cyniques mémoires (My Silent War) en 1968, Kim Philby termine sa vie en Union soviétique en 1988.
En tournant la dernière page de ce livre bien documenté et plaisant à lire, on demeure saisi devant la naïveté des dirigeants de l’espionnage et du contre-espionnage britanniques, qui, tôt et à plusieurs reprises, auraient pu prendre des mesures pour neutraliser ces espions hauts placés, en premier lieu Kim Philby. Il aura fallu que ces agents doubles sévissent dans le giron de la CIA pour que leurs activités d’intox et de noyautage soient enfin découvertes, rendues publiques dans une relative indifférence en Occident. ♦