Les récits alternatifs des complotistes en particulier américains veulent mettre à bas l’ordre international. Les réseaux sociaux permettent d’exploiter toutes les opportunités en bénéficiant d’un appui de nombreuses mouvances minoritaires, mais très actives. La Russie a clairement cherché à instrumentaliser ces récits à son profit.
Récits stratégiques complotistes : visions alternatives de l’ordre international ?
Strategic Conspiracy Theories: Alternative Visions of the International Order?
The alternative ‘truths’ of conspiracy theorists (especially American ones) are attempts to upset the international order. Social networks enable every opportunity to be exploited, aided by many highly active, if minority, trends and movements. Russia has clearly been seeking to manipulate these alternative visions to its advantage.
La révolution numérique et l’apparition des réseaux sociaux marquent un tournant pour les guerres de l’information et les acteurs que celles-ci recouvrent. De fait, plusieurs mouvances complotistes transnationales parviennent à exploiter les opportunités offertes par le terrain numérique pour s’ériger comme des acteurs capables d’imposer leurs visions alternatives de l’ordre international. Dans cette optique, leurs adhérents s’inspirent des principales théories complotistes en circulation, produites par les États ainsi qu’une poignée de théoriciens du complot, afin de procéder à la formulation et la circulation de leurs propres récits. Une distinction est ici nécessaire, étant donné que les récits complotistes se conçoivent comme des messages alternatifs larges, incluant certains éléments narratifs issus de théories complotistes. Ces dernières forment, quant à elles, un ensemble de trames narratives alternatives ancrées dans des contextes et des critères socio-historiques fixes. Tous deux mobilisent néanmoins une lecture récurrente, contestataire et foncièrement erronée des événements de l’actualité provoqués par les agissements d’une minorité décrite comme organisée et machiavélique.
Destinée à expliquer les processus asymétriques liés à la circulation des récits complotistes, notre contribution s’appuie sur l’étude des récits stratégiques développée dans l’ouvrage des chercheurs en relations internationales Alister Miskimmon, Ben O’Loughlin et Laura Rosselle, Forging the World: Narratives and International Relations (2017). Celui-ci incarne une grille de lecture propice, en ce que ses auteurs s’éloignent d’une analyse purement étatique pour inclure la pléthore d’acteurs recensés au sein des relations internationales (1). À cet effet, trois temps sont mobilisés et se réfèrent à la formation, projection et réception de récits, dont ceux élaborés par des acteurs non étatiques dans une dynamique de contestation vis-à-vis des acteurs gouvernementaux. Spécifiquement consacré aux récits complotistes stratégiques, l’ouvrage Strategic Conspiracy Narratives (2021) coécrit par Mari-Liis Madisson et Andreas Ventsel, spécialistes de la recherche en analyse sémiotique à l’Université de Tartu (Estonie), atteste à son tour de l’applicabilité des récits stratégiques à l’étude du complotisme (2). Définis comme un ensemble de phénomènes discursifs dont l’intention est de concurrencer les récits proposés par les élites politiques, ils arborent un caractère stratégique en raison des intentions et de l’unité des acteurs complotistes en vue de ce dessein commun. Alors que seule la formulation bénéficie d’une analyse détaillée, nous proposons de mobiliser ce triptyque dans sa totalité dans l’optique de mieux mettre en lumière la position des acteurs complotistes au sein de l’arène internationale, tout en tenant compte du rôle croissant joué par le terrain numérique.
Une formation issue d’une participation collaborative
Les récits stratégiques complotistes en circulation sont nombreux dans l’espace informationnel, mais leur formation contemporaine résulte d’une collaboration inédite. En effet, cette dernière se manifeste par une dynamique tantôt participative, tantôt ludique, par une recherche d’indices, dont les résultats sont ensuite débattus en plénum. Ce processus de formation trouve sa source dans les récits conçus conjointement par les membres du mouvement complotiste QAnon. Créé dans le sillon des élections présidentielles américaines, il apparaît en 2017 sur les forums anonymes 4chan et 8chan. Ses adhérents, les Anons, se chargent alors de déchiffrer les messages vagues d’un indicateur supposément infiltré au sein de la Maison-Blanche, nommé Q. Cette configuration façonne les récits promus par le mouvement, auxquels chacun de ses membres apporte son concours. À cela s’ajoute également l’influence exercée par les autres utilisateurs du forum, connus pour leurs positions antisémites, racistes et xénophobes. De ces récits émane une dimension stratégique reflétée dans le style communicatif réflexif des adhérents du mouvement, c’est-à-dire une rhétorique de contestation systématique vis-à-vis des faits officiels émis par les sphères politiques de l’ordre international. En ce sens, cette formation stratégique des récits complotistes laisse transparaître leurs ambitions à moyen et long termes, telles que la volonté d’affaiblir la confiance dans les élites gouvernementales occidentales, ainsi que d’offrir un soutien aux personnalités perçues comme proches, voire alliées, du mouvement.
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