Si aujourd’hui, le concept de Tiers-Monde n’a plus lieu d’être, il n’en demeure pas moins intéressant de s’y replonger dans le cadre d’une approche historique quant aux problématiques de développement. Dans la décennie 1970, le constat était une ignorance des réalités des terrains car l’idée d’homogénéité nationale était un leurre au regard des inégalités entre citoyens.
Le tiers-monde du Tiers-Monde (décembre 1973)
The Third World of the Third World (December 1973)
Whilst today the concept of a Third World no longer truly exists, it is no less interesting to take a historical approach and look at the problems of development. In the 1970s there was much ignorance of the realities on the ground since the idea of national unity was an illusion once the inequalities between citizens were taken into account.
Le Tiers-Monde désarçonne l’observateur. C’est que trop souvent celui-ci, pour le regarder, s’enferme dans des schémas dictés par notre passé européen. Par exemple, le mythe de l’homogénéité nationale, authentifié par des statistiques établies à l’échelle d’un État, l’amène à raisonner au mépris des différences géographiques. L’expérience, pourtant, conduit à discerner très communément, que ce soit au sud du Sahara, en pays arabe, en Amérique latine ou en Asie, une sorte de triptyque à l’intérieur d’un pays sous-développé : s’y opposent ce que l’on peut appeler, faute de meilleurs termes pour les désigner, la zone de la Capitale, la zone des mutations et la zone de l’indigénat.
Dès le premier contact, nous voilà devant la zone de la Capitale. Opulence et misère s’y côtoient. Bien vite apparaissent ses traits fondamentaux. Tout l’appareil de l’État s’y déploie. Les nouvelles élites – les dirigeants et leurs « clients », les fonctionnaires, en un mot les privilégiés de la société – s’y abritent et s’y retrouvent. Auprès d’eux se développe la classe moyenne du commerce et des professions libérales. Comme la capitale est le point de mire de l’étranger, et aussi parce qu’elle se trouve comme partout la première à être servie, elle bénéficie en priorité des largesses du pouvoir. Les congrès se succèdent où affluent les invités de marque et la presse étrangère. Pour tous, on fait bien les choses : en trompe-l’œil s’échafaudent des constructions hâtives. La Ville est la grande bénéficiaire de l’indépendance. Sa population se fait vite frondeuse, versatile, fière d’une promiscuité avec le pouvoir qui souvent donne barre sur lui ; si l’expression a un sens en politique, elle fait – toutes proportions gardées – nouveau riche. L’esprit public verse dans le cosmopolitisme, surprenant agréablement l’observateur peu averti. Le secteur tertiaire prolifère, et pullulent les parasites. La croissance économique se manifeste moins par l’extension de quartiers industriels que par des réalisations de travaux publics financées par la collectivité nationale ou l’aide étrangère, par la multiplication des « services » et par l’apparition des sous-produits de la croissance économique (bureaux d’études par exemple).
Les pauvres, bien sûr, s’y déversent. Parquées dans des bidonvilles, surveillés par les forces de l’ordre, ces foules immobiles attendent leur tour pour s’insérer dans le processus, sinon de production au moins de consommation. Ceux-là sont les mauvais pauvres : on les cache. Les bons pauvres, on les montre : ce sont les ouvriers. Encadrés par des dirigeants syndicaux soucieux de revendiquer des avantages comparables à ceux dont bénéficient les travailleurs occidentaux, ils deviennent peu à peu des privilégiés grâce à la stabilité de l’emploi et aux lois sociales. Tout est relatif : l’habitant des faubourgs, voire celui des bidonvilles, s’il perd dans la Capitale son genre et son cadre de vie traditionnels, dispose au moins par à-coups, pour lui et ses proches, de prestations des services publics. L’école, le dispensaire, la prise d’eau collective ne sont pas inexistants alors qu’on les chercherait en vain sur la sierra, les djebels ou dans la brousse d’où ils viennent.
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