Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine
Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine
« C’est probablement ainsi, à savoir comme la conclusion malheureuse de l’échec de la stratégie indirecte russe en Ukraine, qu’il faut analyser la décision de lancer l’“opération militaire spéciale” davantage que comme un épilogue armé prévu dans un plan de guerre indirecte » (p. 365-366). C’est par ces mots que Dimitri Minic conclue le dernier chapitre de son livre issu de sa thèse de doctorat en histoire des relations internationales. Pour comprendre cet échec, l’auteur s’attelle à l’étude de la littérature militaire, et notamment à la théorisation du concept de contournement de la lutte armée depuis la chute de l’URSS. D’une acception initiale purement clausewitzienne de la guerre (elle est une violence armée), la sacro-sainte définition russe a finalement été modifiée pour inclure une dimension plus démilitarisée, en particulier au travers du recours massif aux moyens non militaires et militaires indirects. Comment ce passage s’est-il effectué ?
En marge des documents doctrinaux, la sous-évaluation de la littérature militaire russe a freiné la compréhension de ce sujet : concepts utilisés, débats, cadres cognitifs qui président à l’élaboration de ces stratégies, perception de l’environnement stratégique et rôle joué par l’observation des concepts étrangers. L’objectif de l’auteur est de dépasser la vision occidentale de la stratégie russe, parfois cantonnée à la prétendue « doctrine Gerasimov », en s’appuyant en premier lieu sur les principales revues militaires (263 auteurs cités, avec une biographique de chacun d’entre eux, selon l’étude
prosopographique conduite dans la thèse) et encyclopédies militaires, ainsi que sur les documents de doctrines qui apparaissant comme l’aboutissement des réflexions.
Le chapitre I aborde les doctrines relatives au contournement de la lutte armée. L’auteur définit trois phases principales : le développement de nouveaux termes (1993-2000), comme la « confrontation psychologico-informationnelle » ou les « actions indirectes » ; la structuration de ces concepts ainsi que leur éloignement de l’idée de lutte armée (2000-2010) ; et, in fine, la consécration de la théorisation du contournement, respectée par les documents doctrinaux (2010-2016). La modification sémantique des concepts a été alimentée par un débat profond sur l’essence de la guerre (chapitre II). Ces débats, entre « révisionnistes » (partisans de l’élargissement du concept) et « traditionalistes » (pour la préservation du statu quo clausewitzien) montrent l’essor du concept du contournement de la lutte armée. Les partisans de la révision ont fini par l’emporter, en témoignent les modifications des définitions encyclopédiques et la littérature militaire : la guerre peut être définie comme une violence non armée. Cette réflexion militaire est profondément marquée par des cadres cognitifs liés à l’idéologie marxiste-léniniste d’une part, et par l’expérience de la guerre froide et de la chute de l’URSS d’autre part (chapitre III). Ainsi, les révisionnistes considèrent la période de la guerre froide comme annonciatrice des guerres modernes et déjà illustratrice de la théorie du contournement de la lutte armée.
Ce premier cadre de la culture stratégique russe est complété par des croyances pérennes. Le monde est ainsi perçu comme fondamentalement hostile à la Russie. La sournoiserie de l’ennemi occidental qui tenterait d’encercler et de détruire la Russie par une guerre indirecte a conforté les théoriciens dans la nécessité de faire évoluer le concept de guerre. L’auteur souligne également l’impact des théories conspirationnistes circulant au sein des élites politiques et militaires russes. Ces croyances sont à lire en parallèle de la perception du pays et de son rôle en géopolitique (chapitre V). La Russie est ainsi un pays à la fonction messianique (équilibrateur du heartland) ; pays martyre car doté de grandes ressources naturelles sous attaques extérieures constantes, notamment en sapant les valeurs morales de la société. L’Occident est diabolisé mais n’en reste pas moins un objet d’imitation dans sa capacité d’exercer une influence sans lutte armée. Les théoriciens ont donc engagé un véritable processus d’émulation militaire (chapitre VI), résultant en l’essor de la terminologie occidentale (guerre hybride, Soft Power) au détriment des concepts soviétiques (contrôle réflexif, maskirovka). L’auteur souligne l’appropriation de ces concepts étrangers, parfois interchangeables ou mal définis, mais qui traduisent à la fois le lien entre appropriation conceptuelle et culture stratégique, et l’évolution de la réflexion sur l’essence de la guerre.
Selon l’auteur, « la guerre en Ukraine n’est pas un retour prémédité de la guerre traditionnelle et de la haute intensité, mais l’hétérotélie du tropisme du contournement de la lutte armée » (p. 343). La mauvaise prévision de la nature de ce conflit, les croyances initiales faussées (et un renseignement déficient) et le tropisme du contournement ont aveuglé les théoriciens militaires. L’« opération militaire spéciale » est ainsi une illustration de la nouvelle définition russe de la guerre, où les moyens non militaires sont devenus violents (pour retourner à la vision clausewitzienne) au même titre que les moyens militaires, mais où la lutte armée, elle, reste centrale. ♦