Paix et Sécurité. Une anthologie décentrée
Paix et Sécurité. Une anthologie décentrée
Depuis une vingtaine d’années, le décentrement s’est imposé à l’agenda des relations internationales. Les représentations contemporaines de l’ordre international s’ancrent dans l’histoire intellectuelle transatlantique et reposent sur des conceptualisations westphaliennes. Cette lecture strato-centrée est devenue insuffisante pour analyser un contexte mondial où les logiques de puissance se diluent. Le décentrement apparaît comme nécessaire pour élargir les concepts et cadres théoriques au travers desquels nous analysons les interactions sociales et politiques à l’échelle mondiale.
C’est ce que propose Paix et Sécurité, une anthologie décentrée, dirigé par Delphine Allès (professeur à l’Inalco), Sonia Le Gouriellec (maîtresse de conférences à l’Université catholique de Lille) et Mélissa Levaillant (chercheuse/ consultante spécialisée sur l’Inde et les enjeux de sécurité en Indo-Pacifique) : penser avec l’altérité. L’ouvrage présente la diversité des modes de réflexion autour des concepts de paix et de sécurité, par un ensemble de corpus diversifiés dans le temps et l’espace. De la conquête perse de Babylone avec l’Édit de Cyrus et l’Empire maurya (Inde) au IIe siècle avant l’ère commune, jusqu’à la Russie d’Alexandre Mikhaïlovitch, en passant par le mythe de Massada lors des attaques romaines à Jérusalem, les conquêtes mongoles du XIIIe siècle et les fondements de l’Empire Jolof au Sénégal, l’ouvrage cherche à rendre accessibles des références méconnues des traditions extra-occidentales.
L’ouvrage s’articule en quatre grandes parties thématiques autour des défis du décentrement. La première tend à élargir les critères des définitions de la paix et de la sécurité. Les différents textes étudiés cherchent à dépasser le critère formel de l’État territorial et à réintégrer davantage l’aspect social dans les relations internationales. L’harmonie sociale est perçue comme la condition nécessaire à la paix dans la morale confucéenne, en Chine comme au Japon de l’ère Meiji, dans un système où l’État est considéré comme une extension de la structure familiale avec des relations hiérarchiques. L’unité familiale, plus largement interne, est aussi une thématique centrale dans les conceptions mongoles. Elle permet l’émergence d’une conscience nationale et est gage d’équilibre. Dans les cultures bobo et mossi d’Afrique de l’Ouest, la paix et la sécurité se conçoivent également par les liens sociaux, notamment les relations exogamiques.
On retrouve l’importance des constructions sociales des identités dans les références abordées en deuxième partie. Celle-ci cherche à dépasser la réduction de la question de la sécurité à un enjeu strictement interétatique en rappelant l’existence de systèmes internationaux pré-westphaliens. Cette idée de cohésion sociale est centrale dans les pratiques bédouines préislamiques relatées dans la Muqaddimah d’Ibn Kaldûn, où le sentiment d’appartenance à la communauté est au cœur même des conceptions de la paix et de la sécurité. La réflexion s’ouvre à des unités politiques non-étatiques, en étudiant les rapports aux tribus rivales du peuple mayaquiché du Guatemala du XVe siècle illustrés dans le Popol Vuh, le système du mandala dans l’Arthasastra de l’Empire maurya ou encore les conflits intercommunautaires entre chrétiens et musulmans au Yémen du XVIe siècle.
La troisième partie introduit une réflexion sur la mise en œuvre des notions de paix, d’ordre et de sécurité au travers de pratiques variées. Le concept de l’ubuntu sud-africain, né dans un contexte post-apartheid, préconise une vision collective de l’ordre : l’effort doit être collectif pour restaurer ce qui a été détruit par la guerre, et consolider une paix durable, ce qui implique une prise en compte de l’altérité. L’empathie caractéristique de l’ubuntu se retrouve dans le Mvett centrafricain, qui lui met en avant le dialogue et la nécessité de recréer du lien social, grâce à des mariages entre autres, pour rebâtir la paix. Le mudâra, l’adoucissement, est aussi un concept central du Kitab el-Baddiya, et la pensée taoïste prône la nature non agressive de l’homme.
Enfin, les auteurs rappellent, dans une ultime partie, la nécessité de penser les interactions avec la diversité des codes et des pratiques diplomatiques culturelles. Le Siyâsatnâma rédigé par le sultan seldjoukide Malek Châh au XIe siècle, L’Histoire des rois d’Imerine narrant les traditions malgaches et le Serajah Melayu – la généalogie des rois malais – sont, dans leur grande diversité (protocole, tradition orale, compilation d’épopées), tous des guides de bonne conduite venant codifier les pratiques de la politique étrangère. Ils témoignent de la pluralité des usages et des acteurs qui s’affairent à la stabilisation des relations pacifiées : étroite coordination entre diplomatie et renseignement dans la société seldjoukide, mise en place de cérémonies protocolaires au sein de l’armée malgache, ou la centralité de la réputation du sultan dans l’ordre hiérarchique malais du XVe siècle.
Outre la diversité géographique et de son bordage chronologique, l’ouvrage puise sa singularité dans deux aspects. Premièrement, il fait la présentation de références en majorité antérieures aux périodes coloniales. Cela lui permet, d’une part, de se distinguer des réflexions originelles sur le décentrement et de fournir un réel apport au courant extra-occidental et, d’autre part, de se diversifier davantage quant aux contextes sociopolitiques d’émergence de ses sources. Secondement, il ne s’intéresse pas tant à l’authenticité historique, mais aux représentations de la paix et de la sécurité émanant de ces textes, ainsi qu’aux pratiques, codes et valeurs des relations internationales qui s’en dégagent. Les textes présentés témoignent d’une véritable diversité dans leur nature, jusqu’à introduire des sources au statut historique questionnable (sources orales, textes semi-légendaires, religieux…). Cette diversité dans la nature des sources retenues constitue une véritable plus-value à la réflexion sur le décentrement et repousse les limites de l’appréhension biaisée de la paix et de la sécurité par le système occidental. Avec la pluralité des sources analysées, les auteurs se lancent cependant un défi de taille. Il est difficile d’aborder en profondeur autant de textes en un nombre de pages si restreint. La structure du livre se trouve quelque peu déséquilibrée – une dernière partie très brève –, quand la contextualisation et l’explication de certains extraits peuvent être vite expédiées, ce qui complexifie la bonne compréhension des concepts évoqués à des lecteurs novices. ♦