Turkey’s Foreign Policy Narratives: Implications of Global Power Shifts
Turkey’s Foreign Policy Narratives: Implications of Global Power Shifts
Dans cet ouvrage, Toni Alaranta, chercheur finlandais spécialiste de la politique étrangère turque, se concentre sur les récits de la politique étrangère en Turquie dans une période témoignant des « changements de pouvoir au niveau mondial » (« Global Power Shifts » en anglais). Il a pour objectif de proposer une étude du « paysage de la politique étrangère ». L’auteur analyse la façon dont ce changement s’inscrit dans le narratif turc de la politique étrangère, en s’appuyant sur ce qu’il nomme le « paradigme post-kémaliste » des dernières décennies. Cela s’illustre par l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002 et du président Recep Tayyip Erdoğan, dont sa marge de manœuvre présidentielle a été renforcée suite au référendum constitutionnel de 2017, période représentant l’érosion des relations avec l’Occident. La politique étrangère turque, réputée pour être « alignée sur l’Occident » au XXe siècle, s’est radicalement muée, et ce, en raison des Global Power Shifts, qui concordent avec un contexte de conflit croissant à l’international, dans lequel les vieilles alliances sont « bousculées » et un nouveau monde s’installe avec l’émergence économique de la Chine. La Turquie considère que ces changements peuvent lui apporter de multiples opportunités.
L’auteur affirme que les différents narratifs proposés par les nationalistes et les islamo-conservateurs se confrontent, bien que ces récits expriment un mécontentement de l’actuel ordre international. Il demeure une lutte de pouvoir interne entre ces différents récits, symbole d’un pays qui se bat pour la construction de son identité et sa légitimité étatique, encore troublé par les ingérences européennes au sein de l’Empire ottoman au XIXe siècle et à la fin de la Première Guerre mondiale. Il est nécessaire de souligner la malveillance des puissances extérieures pour se créer un adversaire et alimenter le récit. Les nationalistes et les islamo-conservateurs s’accordent pour qualifier les séries de réformes modernisatrices, ottomanes et kémalistes, de pression extérieure du système international occidental pour supprimer l’ordre socio-politique islamique de l’Empire ottoman. Le projet de modernisation d’Atatürk, également décrit en tant que modernisation défensive pour sa neutralité et son non-interventionnisme à l’extérieur, est perçu comme un processus d’occidentalisation ayant par la suite intégré la scène internationale libérale durant le siècle dernier. Les conséquences des Global Power Shifts réduisent l’influence du récit de la modernisation défensive pour être submergé par un « agenda islamique expansionniste » qui adopte les mêmes codes et préceptes que celui de l’ordre international libéral occidental.
D’après Toni Alaranta, un changement radical dans le narratif officiel de l’histoire nationale turque est intervenu concernant la modernisation et l’occidentalisation de l’Empire ottoman et de la République de Turquie. Jugé nécessaire et bénéfique jusqu’à l’arrivée de l’AKP, elles ont ensuite été considérées comme étant négatives et superficielles par de nombreux courants politiques. Durant la première décennie au pouvoir, l’AKP a adopté les valeurs libérales de la liberté, des droits et de la société civile afin de s’inscrire dans l’ordre libéral international et de critiquer les kémalistes. Par la suite, cette dynamique s’est effacée pour faire de l’Occident un ennemi symbolique. Comme le montre l’auteur, Erdoğan a adopté une politique étrangère allant de pair avec sa politique intérieure, qui essaie de présenter la Turquie en une nation leader de la civilisation islamique tout en imprégnant le pays du vocabulaire de l’islam politique. Cela s’inscrit dans une profonde remise en question critique et hostile envers l’alignement pro-occidental qu’a pu avoir auparavant la Turquie. La conclusion de l’ouvrage nous explique que le discours d’Erdoğan vise à délégitimer l’ordre international actuel et à blâmer l’Occident pour tous les problèmes qui subsistent au Moyen-Orient. Le récit de « l’ordre international libéral occidental » est rejeté et non idéalisé en raison des violences et des dégâts engendrés par les États-Unis durant leur « hégémonie ». Le narratif turc dénonce l’impérialisme américain, mais ne propose pas pour autant une nouvelle description de ce que devrait être l’ordre international et ne place pas la Chine et la Russie comme étant des nations du côté desquelles il faut absolument se ranger. Toutefois, l’auteur rappelle que la politique étrangère turque, proactive, est limitée par les dépendances économiques envers ses partenaires européens, bien que le récit reste révisionniste sur ce point.
Cet ouvrage est essentiel pour comprendre l’évolution historique, politique et sociétale du récit de la politique étrangère turque, allant de la période kémaliste au projet d’État islamo-conservateur de l’AKP. Ce livre nous donne les clés pour saisir le réalisme politique de la diplomatie turque et du développement de son multi-alignement sur ces dernières années marquées par les Global Power Shifts. Nous observons cela avec le rôle de médiateur tenu par la Turquie dans la guerre en Ukraine, sa présence de plus en plus importante en Afrique et les récents processus de normalisations entamées au Moyen-Orient, illustrant de fait que la Turquie souhaite avancer seule et ne pas se référer à un « camp » en particulier. Les islamo-conservateurs veulent que le récit affirme la Turquie en tant que puissance émergente capable d’être un leader autonome. ♦