Débats (I)
• Cette segmentation de l’histoire à partir de 1364 est intéressante, mais sans doute conviendrait-il de préciser dans quel état étaient les puissances européennes : se trouvaient-elles devant rien ou existait-il déjà un réseau d’organisations ?
Il y avait, dans l’Afrique du Sahel en particulier, de grands empires et cela depuis l’aube de l’histoire africaine. Tous les États colonisateurs se sont donc trouvés en présence de ces empires, qui s’arrêtaient à la limite de la forêt où régnait la mouche tsé-tsé, empêchant ainsi les cavaliers de s’y installer. Dans les régions côtières, dans l’Afrique de la forêt et aussi dans les massifs montagneux n’existaient que des tribus commandées par des chefs au pouvoir assez restreint. Par conséquent, les colonisateurs ont trouvé de véritables organisations en zone sahélienne et un émiettement tribal en forêt. On peut ajouter que ces empires n’avaient pas de frontières très définies et l’empire du Mali ou celui du Ghana ne correspondaient pas aux limites des États qui ont pris leur nom de nos jours.
• Nous arrivons à un moment où nous effectuons une révision déchirante de notre politique militaire en Afrique. Le développement des moyens de communications nous permet d’être aussi efficace en ayant une présence plus discrète, mais en même temps nous découvrons une situation qui va diminuer, voire supprimer, les interventions bilatérales au profit d’actions multinationales. Comment faire face à cette nouvelle situation, et l’exercice qui vient d’avoir lieu au Sénégal avec la participation d’éléments américains ne marque-t-il pas un tournant décisif dans la présence et l’action de la France en Afrique ?
Nous sommes effectivement à un tournant où toute action ne pourra être que multilatérale ou multinationale. Il s’agit de savoir quel rôle veut ou peut jouer la France. Il conviendrait, devant la complexité des situations, d’adopter une attitude commune. Nous, Européens, avons-nous un projet concernant l’Afrique ? Quant aux manœuvres conduites au Sénégal, elles concrétisent la nécessaire mise en place de forces interafricaines, car sans sécurité il n’y aura pas de développement économique ; cela avec l’aide logistique que peuvent apporter les anciennes puissances coloniales et les États-Unis. Cependant, dans quelle mesure les puissances africaines naissantes accepteront-elles cette coopération ?
Il ne peut y avoir d’accord entre les Européens, voire avec les Américains, pour une stratégie militaire en Afrique que sur l’aide à apporter à des actions proprement africaines. En outre, indépendamment de considérations militaires, l’emploi de nos bases devient extrêmement difficile : lors de la guerre du Golfe, le président Mitterrand a été conduit à signer un échange de lettres avec M. Hassan Gouled, président de Djibouti, s’engageant à ne pas utiliser les forces françaises stationnées dans cette république sans son accord. Dans le principe, pareil échange de lettres est intolérable, mais il est assez réaliste, car il est toujours loisible à un gouvernement africain de bloquer une base militaire française par des manifestations populaires. Cela prouve à quel point nos bases sont fragiles. Celles-ci, pour diverses raisons, ont été implantées dans les grandes métropoles, ce qui les soumet aux mouvements de foule et à la pression de certains dirigeants africains pour nous entraîner dans des affaires de police ou de politique intérieure. L’idéal aurait été que nos bases fussent installées hors des agglomérations, comme ce fut le cas pour celle de Bouar en Centrafrique.
• Il est évident que l’Afrique a besoin de forces de sécurité extérieures au continent, d’autant plus qu’en cas de conflit les victimes ne sont pas les belligérants mais la population civile. Or celle-ci n’a guère confiance en ses propres armées en raison de l’attitude qu’elles peuvent avoir occasionnellement. Il ne suffit donc pas de former techniquement les armées africaines, il faut encore leur insuffler la conscience de la limite de leur pouvoir à l’intérieur du pays.
• L’ancien président du Congo, Pascal Lissouba, affirmait que la thèse marxiste pouvait s’appliquer à l’Europe alors qu’en Afrique il convenait de transposer : pas de lutte des classes, mais lutte des ethnies. Est-ce encore vrai avec la libéralisation politique qui introduit le vote, mais existe-t-il un panachage ethnique suffisant, dans les armées notamment ?
La réalité de la conscience ethnique est indiscutable ; le problème reste de savoir si elle provoque automatiquement une lutte de tribus comme il existe une lutte de classes ; cela paraît contestable. Lors des matchs de football à l’intérieur du pays, l’appartenance ethnique se manifeste, mais dans la Coupe d’Afrique chaque État réagit de façon unanime, et si à la télévision nous assistons à un affrontement entre la France et l’Angleterre, par exemple, nous prenons le parti de la France parce que nous parlons sa langue. Bref, nous n’avons pas qu’une seule identité ; tout individu a trois identités potentielles : celle de son origine, celle qui le rattache à l’ensemble du pays, et il a besoin en plus de son identité internationale. Le président Museveni affirme qu’il faut développer l’esprit du commerce en Afrique, car le commerçant ne peut pas considérer le voisin comme son ennemi, alors que dans nos cultures africaines on a tendance à estimer que celui qui est au-delà de la rivière ou de l’autre côté de la montagne est un adversaire.
• Ne voit-on pas actuellement éclore en Afrique, et en particulier dans l’Est du continent, une stratégie politique américaine rappelant celle jadis pratiquée par l’Angleterre au temps de Fachoda ? Ses motivations sont-elles à long terme (acquérir un marché futur en grand développement) ou bien immédiates (s’emparer de richesses naturelles qu’on ne trouve pas ailleurs) ?
La stratégie américaine en Afrique n’est pas tellement concentrée sur tel ou tel État, ni telle ou telle région. Il est évident qu’elle s’intéresse en priorité aux pays les plus riches, donc à l’Afrique du Sud, mais en réalité elle est beaucoup plus ambitieuse. Comment s’exprime-t-elle en ce moment au moyen des deux grandes organisations internationales qui opèrent en Afrique dans le secteur économique (et qui de fait sont contrôlées par Washington), à savoir le FMI et la Banque mondiale ? Ces organismes ont saisi l’occasion des difficultés de l’Afrique subsaharienne pour imposer des ajustements structurels, dont les conditions visent à libéraliser des économies qui étaient très administrées. On peut alors parler de « recolonisation » : les exigences sont d’abord de mettre de l’ordre dans les finances, mais aussi de privatiser les services publics. Alors que voit-on ? Il n’y a pas un seul financier africain qui soit en mesure de prendre en charge des services comme les télécommunications, la distribution d’eau ou la fourniture d’électricité, comme cela a été imposé à la Côte d’Ivoire à la fin de l’an dernier. Dès lors, les seuls repreneurs qui se sont présentés furent des firmes américaines ou européennes. Les télécommunications passent donc à France-Telecom, tandis que les distributions d’eau et d’électricité reviennent à Bouygues. France-Telecom licencie aussitôt tous les dirigeants africains sans préavis et sans indemnités : jamais pareille opération ne se serait passée à l’époque coloniale ; or c’est bien ce qui devient la règle, et de plus en plus.
Le FMI et la Banque mondiale exigent la disparition des Caisses de stabilisation de produits tropicaux, un héritage de la colonisation qui garantit le producteur. Or, celle du cacao est très importante en Côte d’Ivoire, car le pays produit à lui seul la moitié des récoltes mondiales, de sorte que la Caisse commande le prix du cacao dans le monde, ce qui ne satisfait nullement les grandes firmes mondiales américaines ou européennes. Dès lors, le FMI et la Banque mondiale entendent que le contrôle des prix soit attribué aux Bourses des produits tropicaux. Nous sommes donc bien en présence d’un phénomène de recolonisation non plus humain, mais capitaliste.
• En ce qui concerne la stratégie des États-Unis, il convient de distinguer deux choses : l’action directe, qui est tout à la fois militaire et politique, s’est traduite par un échec (Somalie) ; en revanche, les Américains ont compris qu’ils pouvaient obtenir gain de cause en agissant de manière indirecte (l’affaire du Zaïre). De même, en Afrique du Sud, ils ont su capitaliser l’action qu’ils avaient menée contre le régime de l’apartheid.
Ils soutiennent le président Museveni, qui n’est en rien un démocrate, mais qui réussit économiquement, et au-delà des opérations menées contre l’ancien Zaïre, Washington considère que l’Ouganda reste un rempart contre le Soudan extrémiste, ce qui constitue une vraie politique indirecte, intelligente et parfaitement cohérente.
• On a surtout parlé de l’aide venant de l’extérieur, mais existe-t-il des volontés africaines sur lesquelles il serait possible de s’appuyer pour mener une action efficace et humaine ?
Il existe nombre de facteurs qui brouillent les voies africaines, à commencer par les autorités en place. Si l’intérêt de l’Afrique réside vraiment dans son unité, il faut bien voir alors que chaque État a pris goût à son indépendance et se refuse à considérer l’intérêt général. Cependant, ce dont on n’a pas parlé et qui est essentiel, serait de savoir ce que pensent les nouvelles générations africaines. La plupart des pays ont 60 % de leur population de moins de vingt ans, et pour eux les références actuelles n’ont plus cours. Ces jeunes générations ont accès aux armes et peuvent surprendre, tout comme la jeunesse a surpris l’Algérie : celle-ci paraissait refaire le projet napoléonien, c’est-à-dire créer un État, ce qui a été le cas, mais ensuite, en ignorant une jeunesse pour qui le FLN ne représentait plus rien, elle ne pouvait plus constituer un modèle de référence. Or, en Afrique, il va falloir tenir de plus en plus compte de ce que pense la jeunesse. Les dirigeants actuels, sortis des universités ou des écoles militaires, sont arrivés au pouvoir alors qu’ils avaient à peine trente ans : comment penser que la nouvelle génération, qui a une formation plus poussée, ne puisse pas avoir ses propres idées sur l’avenir ?
• On demande aux Africains de se prendre en charge, mais tous les mécanismes semblent établis pour qu’il n’en soit rien. Dès lors que l’Afrique doit se soumettre aux critères du FMI et de la Banque mondiale, quelle stratégie peut-elle dégager pour résoudre ses problèmes ? Il est vrai que l’Afrique a été balkanisée, mais n’est-il pas plus difficile aujourd’hui de redessiner de nouvelles frontières que de favoriser la fusion des ethnies voisines ?
Certes les frontières africaines sont artificielles, mais il en va de même en Europe mises à part quelques exceptions. Il y aurait plus de danger pour l’Afrique à remettre en question ses frontières qu’à rechercher d’autres formes de coopération transfrontalières. En ce qui concerne l’attitude du FMI et de la Banque mondiale, il est vrai qu’aucun de ces organismes n’est disposé à vraiment négocier, ce qui ne peut qu’entraver la recherche d’une formule idoine de la part des pays soumis à de tels diktats.
• Il faut savoir tenir compte des acquis de la colonisation. Les langues dont nous avons hérité font partie de notre patrimoine. L’Amérique latine n’a pas perdu son identité et n’a pas été entravée dans son développement en adoptant une langue lui venant de l’extérieur. Le français, l’anglais et le portugais sont aujourd’hui des langues africaines. Nous avons intérêt à les garder : elles peuvent aider à former des unités. Dès lors, l’une des possibilités pour les Africains est aussi d’appartenir à des familles qui dépassent les frontières africaines, et c’est dans ce sens que la francophonie (qu’on ne fait que découvrir) pourrait apporter des solutions.
• Il fut un temps où la traite a nui à l’essor du continent, mais de nos jours ne voit-on pas des Africains faire leurs études à l’étranger et ne pas revenir au pays : cela ne constitue-t-il pas aussi une entrave au développement du continent ?
La réponse tient en deux exemples : un Africain spécialiste de la physique des solides, un des domaines les plus pointus, est revenu au Congo. On a reconnu ses qualités, mais il n’y avait pas de budget pour lui offrir un poste ; alors, il est devenu chauffeur de taxi. À l’opposé, un Malien, venu faire ses études en France, se trouve ensuite membre de l’équipe qui a dirigé l’atterrissage d’un engin sur la planète Mars : il s’agit là d’un exemple pour l’Afrique, et son parcours est aussi utile à celle-ci que tout autre. Lorsque l’Afrique sera capable de créer l’environnement nécessaire, elle offrira l’avenir à ses enfants et à ses petits-enfants. Il y a quelques années, la Corée avait retrouvé, en une seule année, cinquante mille personnes qui vivaient aux États-Unis et dont certaines y étaient nées, parce que les conditions que fuyaient leurs parents avaient changé. Il peut en être de même en ce qui concerne l’Afrique. Il faut voir le problème de manière globale en s’attaquant à sa racine, c’est-à-dire créer un environnement adéquat, ce qui n’est pas chose aisée, convenons-en. ♦