À travers les livres - La stratégie maritime existe-t-elle vraiment ?
La stratégie maritime existe-t-elle vraiment ? Telle est l’interrogation qui vient un peu insolemment sous notre plume après avoir lu Maritime strategy and the nuclear age, ouvrage collectif tout récemment publié à Londres sous la direction de Geoffrey Till (1). En effet, ce livre contient une récapitulation tellement complète de toutes les théories sur le bon usage de la mer échafaudées dans le monde depuis l’âge des galères, que le non-initié peut en tirer l’impression que la stratégie maritime est un art bien compliqué, puisqu’il change si souvent, au gré des modes et des époques.
Tel n’était évidemment pas l’objectif de ses coauteurs, tous historiens et même, pourrait-on dire, seulement historiens, à l’exception de Geoffrey Till qui fut aussi un marin. Leur ouvrage constitue par contre un document de référence probablement unique, puisqu’il analyse tout ce qui a été écrit pratiquement sur la stratégie maritime, depuis Thucydides (424 avant Jésus-Christ) jusqu’à Gorschkov (1979) en passant par le père Hoste, chapelain de Tourville (1691). Mais c’est surtout aux écrivains britanniques et américains de l’époque moderne et contemporaine qu’est consacré l’essentiel du livre. Cela nous vaut de très bons résumés des ouvrages et théories des quatre prophètes de la stratégie maritime moderne : Colomb (Naval Warfare, 1891), Mahan (The influence of sea power, 1891), Corbett (Some principles of maritime strategy, 1911) et Richmond (Seapower and the modern world, 1934). Ce sont eux en effet qui, tous à partir d’analyses historiques, ont les premiers conceptualisé la notion de « Command of the sea » (que nous traduisons par « Maîtrise de la mer »), analysé les données de la « Seapower » (que nous ne savons pas traduire de façon satisfaisante, ce qui ne manque pas d’être significatif), fait ressortir les différences fondamentales entre la guerre sur terre et la guerre sur mer du fait des caractéristiques juridiques et physiques du milieu. Ce sont également ces pionniers qui se sont affrontés, les premiers, sur les voies et moyens de la maîtrise de la mer : destruction des forces organisées de l’adversaire, attaque de la navigation commerciale, ou encore « opérations combinées », blocus, « fleet in being » (anticipation de la dissuasion), emploi en temps de guerre ou usage dans des conflits limités.
Si le livre de Geoffrey Till fait ainsi, comme il est normal, une place importante à l’école stratégique anglo-saxonne de l’époque moderne, il n’omet pas cependant de commenter assez longuement l’œuvre des pionniers de l’école « continentale », comme il l’appelle de façon très britannique, c’est-à-dire en fait celle des amiraux français Jurien de la Gravière (1812-1892), Darrieus (1859-1931), Daveluy (1863-1938) et Castex (1878-1968). Il évoque aussi la « Jeune École » de l’amiral Aube puisque, comme leurs confrères britanniques, les mousquetaires français de la stratégie maritime s’affrontèrent eux aussi entre partisans de la bataille et ceux de la guerre au commerce, ce qui fait ressortir que le dilemme qui existe quant aux objectifs à fixer aux forces maritimes, c’est-à-dire les forces, les positions ou les intérêts de l’adversaire est, par cette troisième possibilité, congénital de la stratégie maritime.
Il reste 86 % de l'article à lire