La prudence fait partie des vertus dites cardinales. Elle est, par excellence, celle du chef politique mais aussi propre au chef militaire face à la décision à prendre dans l’action. Prudence ne signifie pas pusillanimité et incapacité à agir. Au contraire, la prudence oblige à faire la synthèse entre l’événement et la mission.
Guerre et Philosophie - Prudence
War and Philosophy—Prudence
Prudence is one of the cardinal virtues. It is the virtue par excellence of the political leader and also of the military chief faced with decisions to be made in action. Prudence does not mean faint-heartedness and inability to act: on the contrary, prudence requires consideration of both event and mission.
S’il est aujourd’hui parfaitement acquis que l’art de la guerre nécessite une théorie de la décision, il peut sembler paradoxal de ne que peu rencontrer, lorsqu’il est question de l’homme prenant ces décisions, la revendication de la prudence comme vertu cardinale. Cette dernière est en effet, dans l’histoire de la pensée, conçue comme étant la vertu par excellence du chef politique comme du chef de guerre, c’est-à-dire de ceux à qui revient de trancher la conduite à tenir permettant respectivement l’action éclairée en contexte de paix et en contexte martial. Si le courage est la vertu de l’exécution, la prudence est celle de la conception précédant cette exécution. Certes, la relative disparition du terme ne signifie pas la disparition du fait et l’antique prudence resurgit sous des avatars nouveaux dans le vocabulaire contemporain. Néanmoins, revenir sur sa vieille définition peut contribuer à rappeler que la décision, parce qu’elle obéit à une vertu, ne peut être une compétence que parce qu’elle est d’abord un art, celui de prévoir (1) pour agir. Le chef prudent n’est donc pas le strict équivalent du décideur volontaire, ni de l’expert en leadership. La prudence réunit en un même être la connaissance et l’expérience, union dont le fruit peut devenir talent lorsque l’excellence de la conduite constitue un acheminement vers le bien commun.
C’est sous la plume d’Aristote que l’on trouve la première élaboration théorique de cette vertu morale, qui la définit ainsi : « La prudence est une disposition à l’action, accompagnée d’une règle vraie, et relative aux biens humains (2) ». La prudence est donc la détermination des moyens rendant possible l’atteinte, par l’action, d’une fin donnée, cette fin étant définie comme un bien. Aristote précise que la prudence requiert à la fois la capacité d’appréhender avec justesse les situations les plus particulières, mais aussi celle de déterminer les principes moraux auxquels doit répondre l’action menée. Ainsi, le prudent pourra concevoir le meilleur moyen d’agir en un temps et un espace précis pour réaliser ce bien. Elle est une vertu étrange dans la mesure où elle est une vertu liée au temps, à l’incertitude due à la contingence du futur, et qu’elle doit pour s’exercer faire preuve d’une double conscience : conscience de la fin à atteindre, ce qui la lie à la sagesse et aux vérités universelles, et conscience de la singularité irréductible des faits. Elle est donc une vertu particulièrement précieuse, mais aussi particulièrement difficile à atteindre, liée à la vie en commun et à la prise de décision en contexte de crise – ce que l’on retrouvera bien sûr chez Machiavel.
L’on constate donc que la prudence n’est pas une vertu comme les autres, puisqu’elle est la capacité de fixer à chaque fois une règle d’action et non la capacité de se conformer à des règles prédéfinies. Elle donne le moyen d’atteindre un bien, mais ce moyen ne peut être formalisé, décidé par avance et pour l’éternité. Seul le bien à atteindre reste immobile. La règle prudente varie, elle, à chaque nouveau cas. Elle est donc la vertu du discernement et de la plasticité, qui ne peut s’incarner dans une loi générale mais uniquement dans un homme, ce que ne manque pas de signaler Aristote. La prudence n’existe que par le prudent et elle ne peut être comprise pleinement que dans la contemplation de son action. Le prudent témoigne à chaque nouvelle décision de son pouvoir de juger avec justesse le moyen de rendre le futur conforme au projet de bien commun. C’est la raison pour laquelle la prudence est conçue comme vertu partagée par le chef politique et le chef de guerre, et c’est par le truchement de cette définition première que s’élaborera en Occident ce qui deviendra la théorie de la décision (3).
En articulant excellence du discernement et réussite de l’action pour définir la prudence, la morale aristotélicienne introduit une vertu aussi rare que délicate à contracter, expliquant que l’œuvre du chef de guerre devienne peu à peu un objet d’étude. Penser l’art de la guerre, n’a donc été possible qu’en érigeant la guerre au rang d’art, ce que le Moyen-Âge propose notamment à travers la figure de Thomas d’Aquin qui entérine la thèse selon laquelle la guerre répond d’un type précis de prudence (4), c’est-à-dire de vertu ne pouvant s’acquérir que par la création d’une habitude, par le moyen d’actes répétés dirigés vers cette perfection. L’art, comme la vertu, est un habitus qui dépend de la possession de connaissances théoriques et pratiques. Dès lors, la guerre peut devenir un champ d’étude à part entière et ce, non plus seulement selon un aspect moral mais bien selon un aspect technique. L’on passe de la question « Peut-on faire la guerre ? » à « Comment fait-on la guerre, comment s’exerce cette espèce particulière de prudence permettant une action réussie ? ». Ainsi ne sont plus seulement pensés les fins mais aussi les moyens. Néanmoins, la prudence est plus que le résultat d’une combinatoire entre théorie et entraînement, puisqu’elle est la vertu permettant de s’orienter dans la nouveauté la plus radicale. Sa perfection n’est reconnue qu’a posteriori, à l’issue d’une action particulièrement remarquable de finesse et d’efficacité en faveur du bien commun (5), ce qui conduit à concevoir le prudent comme aussi rare que le sage. En cela, la condition militaire se nourrit d’exemples illustres plutôt que de phrases toutes faites et se trouve pensée comme résultant d’une sélection drastique à l’origine d’une hiérarchie. Isidore de Séville, évêque du VIIe siècle, dans ses célèbres Étymologies, considère par exemple que le mot miles, qui donnera « militaire », provient du nombre mille, parce que mille furent appelés et qu’un seul fut élu. La prudence n’est donc pas une pure technique qui se nourrirait de théorie, mais porte en son sein la thèse selon laquelle l’expérience nourrie par la connaissance est une condition nécessaire mais non suffisante de la prudence. Quelque chose de plus s’incarne dans la personne du prudent, que d’aucuns nommeraient « instinct », « sens de l’action », parfois même « génie ».
À affirmer cela, il pourrait dès lors sembler que la prudence concerne uniquement le sommet de la chaîne hiérarchique, ce qui serait une erreur. Sa théorie est aussi une théorie des degrés, entraînant la nécessité de cette vertu à la cime de la pensée stratégique comme dans les méandres de la tactique. La direction privilégiée de la prudence militaire est de permettre la conservation du bien commun par l’exécution correcte du combat. Il faut donc, à tous les niveaux, aussi bien penser les moyens de cette exécution que rendre possibles les moyens de cette exécution. Chaque élément intermédiaire possède ainsi une décision à prendre permettant la réalisation optimale de l’objectif exprimé par l’élément supérieur, cette pyramide se résorbant dans la personne du chef qui embrasse toutes les exécutions partielles sous une prudence générale ordonnée au bien national. Plus l’on monte les échelons, plus la réalité nécessitant la prudence devient vaste et complexe. La prudence intervient donc aussi bien dans la conception d’une mission que dans la détermination d’un effet majeur à obtenir (6), et dans des domaines aussi vastes que la formation d’un soldat ou l’élaboration d’une doctrine, bien que la nécessité de sa possession obéisse chaque fois à des degrés différents. Elle est le lien incarné entre l’universel et le particulier, entre un ordre supérieur reconnu tel et un réel qui ne s’y plie ni spontanément ni absolument. Ce que signifie la prudence comme vertu, c’est la reconnaissance du « prud’homme » comme individu surmontant un paradoxe : il est à la fois l’homme de l’instinct, de l’ici et maintenant, mais aussi un théoricien capable de résorber le gouffre séparant la contingence des faits de l’immutabilité du devoir.
Le prudent est donc celui qui doit produire en un temps compté la synthèse entre l’évaluation immédiate d’un événement irréductiblement particulier et le sens de la mission, mission qui constitue elle-même la synthèse entre idéal du bien commun et définition d’un réel particulier conforme à cet idéal. Cette synthèse, dans l’expression de la mission comme dans celle de l’effet majeur, est la décision, celle permettant de parvenir à un nouvel état de fait rendu conforme aux fins intangibles auxquelles se conforme une armée. Quelle mission dois-je concevoir pour conduire, de mes mains, un réel contrariant le bien commun de la nation vers une situation rendant ce bien possible ? Quel effet majeur peut permettre de faire basculer ce réel vers la conformité à la mission ? À chaque degré de la hiérarchie, prudence est donc de mise. ♦
(1) Prudence et prévoyance possèdent la même racine latine et suggèrent toutes deux l’importance de la maîtrise du temps.
(2) Éthique à Nicomaque, 1140b.
(3) Sur ce point, l’on consultera avec profit le colonel Fabrice Clée, dans « Les fondements de la culture de prise de décision opérationnelle en France », Revue militaire générale, n° 53, 2019.
(4) Somme théologique, II IIae, q. 48, a. 4 : « L’exécution du combat appartient bien à la force, mais sa direction appartient à la prudence, surtout à celle du chef de l’armée. »
(5) Ibid. : « l’activité militaire a pour fin de protéger la totalité du bien commun ».
(6) Yakovleff Michel, Tactique théorique, Éditions Économica, 2009, p. 166. Le général le définit ainsi : « effet à obtenir sur l’ennemi, en un temps et un lieu donnés. Sa réussite garantit le succès de la mission. »