Les Aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie
Les Aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie
Il est toujours plus facile de reconstruire l’histoire a posteriori, surtout s’il s’agit d’une histoire immédiate, fraîche pourrait-on dire. Pourtant, l’exercice vaut la peine d’être mené et il l’a été avec brio par Sylvie Kauffmann, dont l’ouvrage est un clin d’œil évident aux fameux « somnambules » de l’historien australien Christopher Clark (1). En résumant le livre de l’ancienne chef de la section internationale du quotidien Le Monde, Vladimir Poutine aurait mis tous les dirigeants européens dans sa poche – fort large. Pour l’Allemagne, ce fut le gaz et l’énergie bon marché, ingrédient indispensable à sa machine industrielle. On sait qu’Angela Merkel, mais elle fut loin d’être la seule, défendit mordicus Nord Stream I et II, qui devaient acheminer chacun 55 milliards de m3 de gaz en Allemagne (dans sa circonscription). Pour la Grande-Bretagne, ce fut l’argent des oligarques pour lesquels Londongrad, du fait de ses dispositions fiscales et de ses commodités, fut un havre. Mais il ne s’est pas agi des seuls amis de Poutine. Nombre d’entre eux, comme Boris Berezovsky y ont laissé leur vie ou ont été tués comme son agent de sécurité Litvinenko, ancien du FSB. Pour l’Italie de Silvio Berlusconi, qui a défendu jusqu’à son dernier souffle l’agression russe en Ukraine. Pour la France enfin, toujours attachée à sa diplomatie gaullo-mitterrandiste, sa volonté d’indépendance et son désir de se démarquer des États-Unis ; le rêve permanent de construire une architecture de sécurité avec Moscou, c’est-à-dire avec Vladimir Poutine qui a côtoyé quatre Présidents français, trois Chanceliers allemands et pas moins de sept Premiers ministres anglais et plus encore d’Italiens.
Dans son livre, S. Kauffmann décrit avec précision ce qu’elle désigne comme les ressorts de l’aveuglement européen vis-à-vis du maître du Kremlin. Elle revient sur le cas du veto franco-allemand opposé à la proposition américaine d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie, au Sommet de l’Otan de Bucarest, début avril 2008. Cet aveuglement allemand a pour elle des racines historiques : il est fondé sur le profond sentiment de culpabilité vis-à-vis de la Russie à cause de la Seconde Guerre mondiale et des soldats soviétiques tombés sur le champ de bataille au nom de l’Allemagne. Cependant, il s’agissait plus que cela : le souvenir de l’Ostpolitik de Willy Brandt qui lui valut le Prix Nobel de la paix restait vivace. Surtout, vive fut la conviction que le commerce et la coopération économique (le « doux commerce » de Montesquieu) pourraient apaiser Poutine et préserver la paix et la stabilité en Europe. Berlin a trop cru à « la fin de l’histoire », peut-être parce que ce fut une thèse allemande – celle d’Hegel – reformulée par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève, popularisée par le nippo-américain Francis Fukuyama.
On suivra avec elle, souvent au fil d’entretiens opérés auprès des principaux acteurs de ce drame en cours, le déroulé des événements qui, de l’annexion de la Crimée réalisée le 18 mars 2014, ont mené au 24 février 2022. Tout – ou presque – avait été décrété de longue date, comme le suggère le long entretien-monologue avec Vladislav Sourkov (2016), qui joua durant des années, tel Raspoutine, le rôle d’éminence grise de Poutine, immortalisé par Giuliano da Empoli dans son roman Le Mage du Kremlin (2). Mépris pour l’Ukraine, ce pays artificiel, peu reconnaissant à l’égard de la Russie, dont les dirigeants sont soit incompétents, soit corrompus ou les deux à la fois…
On récolte également le long de ces pages, sinon de réelles révélations, mais du moins des indications intéressantes éclairant la ligne suivie par Vladimir Poutine dès son accession au pouvoir, dont on doit rappeler la constance. Ainsi, le président polonais (1995-2005) Aleksander Kwaśniewski, confia à Sylvie Kauffmann qu’ayant rendu visite au « jeune » Président russe en 2002 au Kremlin et que l’ayant sondé sur son dessein, celui-ci loin de se monter un nostalgique de l’Union soviétique, lui répondit qu’il ne rêvait que de la Velikaya Rossiya, la glorieuse Russie impériale. S’inscrivant dans la lignée du diplomate-poète Fedor Tiouttchev (1803-1873), Vladimir Poutine n’a-t-il pas dit, interrogeant en 2016 un écolier sur les frontières de la Russie, que les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part. Ajoutant « C’est une blague » !
Quant au drame de l’Ukraine, les incertitudes européennes et occidentales, la montée des insécurités et l’aiguisement de la compétition internationale, il s’agit de réalités bien tangibles, qui nous accompagneront encore un certain temps. ♦
(1) Les Somnambules : Été 1914 : Comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013, 668 pages.
(2) Gallimard, 2022, 288 pages.